Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 697

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 187-188).
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697. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS.
À Cirey, le 10 décembre.

J’attends avec bien de l’impatience, monsieur, le nouvel ouvrage que vous m’avez annoncé. J’y trouverai sûrement ces vérités courageuses que les autres hommes osent à peine penser. Vous êtes né pour faire bien de l’honneur aux lettres, et, j’ose dire, à la raison humaine.

L’habitude que vous avez prise de si bonne heure de mettre vos pensées par écrit est excellente pour fortifier son jugement et ses connaissances. Quand on ne réfléchit que pour soi, et comme en passant, on accoutume son esprit à je ne sais quelle mollesse qui le fait languir à la longue ; mais quand on ose, dans une si grande jeunesse, se recueillir assez pour écrire en philosophe et penser pour soi et pour le public, on acquiert bientôt une force de génie qui met au-dessus des autres hommes. Continuez à faire un si noble usage du loisir que peut vous laisser l’attachement[1] respectable qui vous a conduit où tous êtes.

Je crois que j’irai bientôt en Prusse voir un autre prodige. C’est le prince royal, qui est à peu près de votre âge, et qui pense comme vous. Je compte, à mon retour, passer par la Hollande, et avoir l’honneur de vous y embrasser. Un de mes amis, qui va à Leyde, et qui doit y passer quelque temps, sera, en attendant, si vous le voulez bien, le lien de notre correspondance. Il s’appelle de Révol[2] ; il est sage, discret, et bon ami. Ce sera lui qui vous fera tenir ma lettre ; vous pourrez vous confier à lui en toute sûreté. Je ne lui ai point dit votre demeure, et vous resterez le maître de votre secret : je lui ai dit seulement qu´il pouvait vous écrire chez M. Prosper[3] à la Haye.

Adieu, monsieur ; permettez-moi de présenter mes respects à la personne qui vous retient où vous êtes.

  1. Mlle  Cochois, comédienne, que Voltaire appelle plus bas mademoiselle Lecouvreur d’Utrecht, et de laquelle il parle autrement dans ses Mémoires. Voyez plus haut une note de la lettre 661.
  2. Révol est le nom sous lequel Voltaire resta d’abord en Hollande.
  3. C’était peut-être Prosper Marchand, libraire. (Cl.)