Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 704

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 193-195).
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704. — AU PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Leyde) décembre[1].

Monseigneur, j’ai versé des larmes de joie en lisant la lettre du 9 septembre, dont Votre Altesse royale a bien voulu m’honorer : j’y reconnais un prince qui certainement sera l’amour du genre humain. Je suis étonné de toute manière : vous pensez comme Trajan, vous écrivez comme Pline, et vous parlez français comme nos meilleurs écrivains. Quelle différence entre les hommes ! Louis XIV était un grand roi, je respecte sa mémoire ; mais il ne parlait pas aussi humainement que vous, monseigneur, et ne s’exprimait pas de même. J´ai vu de ses lettres ; il ne savait pas l’orthographe de sa langue[2]. Berlin sera, sous vos auspices, l´Athènes de l´Allemagne, et pourra l´être de l’Europe. Je suis ici dans une ville où deux simples particuliers, M. Boerhaave d’un côté, et M, S’Gravesande de l’autre, attirent quatre ou cinq cents étrangers. Un prince tel que vous en attirera bien davantage, et je vous avoue que je me tiendrais bien malheureux si je mourais avant d’avoir vu l’exemple des princes et la merveille de l’Allemagne,

Je ne veux point vous flatter, monseigneur, ce serait un crime ; ce serait jeter un souffle empoisonné sur une fleur ; j’en suis incapable ; c’est mon cœur pénétré qui parle à Votre Altesse royale.

J’ai lu la Logique de M. Wolff, que vous avez daigné m’envoyer ; j’ose dire qu’il est impossible qu’un homme qui a les idées si nettes, si bien ordonnées, fasse jamais rien de mauvais. Je ne m’étonne plus qu’un tel prince aime un tel philosophe. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Votre Altesse royale, qui lit ses ouvrages, peut-elle me demander les miens ? Le possesseur d’une mine de diamants me demande des grains de verre ; j’obéirai, puisque c’est vous qui ordonnez.

J’ai trouvé, en arrivant à Amsterdam, qu’on avait commencé une édition[3] de mes faibles ouvrages. J’aurai l’honneur de vous envoyer le premier exemplaire. En attendant, j’aurai la hardiesse d’envoyer à Votre Altesse royale un manuscrit[4] que je n’oserais jamais montrer qu’à un esprit aussi dégagé des préjugés, aussi philosophe, aussi indulgent, que vous l’êtes, et à un prince qui mérite, parmi tant d’hommages, celui d’une confiance sans bornes. Il faudra un peu de temps pour le revoir et le transcrire, et je le ferai partir par la voie que vous m’indiquerez. Je dirai alors :

Parve (sed invideo), sine me, liber, ibis ad illum.

(Ovid., Trist., I, elog. i, v. 1.)

Des occupations indispensables, et des circonstances dont je ne suis pas le maître, m’empêchent d’aller moi-même porter à vos pieds ces hommages que je vous dois. Un temps viendra peut-être où je serai plus heureux.

Il paraît que Votre Altesse royale aime tous les genres de littérature. Un grand prince a soin de tous les ordres de l’État : un grand génie aime toutes les sortes d’étude. Je n’ai pu, dans ma petite sphère, que saluer de loin les limites de chaque science ; un peu de métaphysique, un peu d’histoire, quelque peu de physique, quelques vers, ont partagé mon temps : faible dans tous ces genres, je vous offre au moins ce que j’ai.

Si vous voulez, monseigneur, vous amuser de quelques vers, en attendant de la philosophie, carmina possumus donare[5] J’apprends que le sieur Thieriot a l’honneur de faire quelques commissions pour Votre Altesse royale, à Paris, J’espère, monseigneur, que vous en serez très-content. Si vous aviez quelques ordres à donner pour Amsterdam, je serais bien flatté d’être votre Thieriot de Hollande. Heureux qui peut vous servir, plus heureux qui peut approcher de vous.

Si je ne m’intéressais pas au bonheur des hommes, je serais fâché de vous voir destiné à être roi. Je vous voudrais particulier ; je voudrais que mon âme pût approcher en liberté de la vôtre ; mais il faut que mon goût cède au bien public.

Souffrez, monseigneur, qu’en vous je respecte encore plus l’homme que le prince ; souffrez que de toutes vos grandeurs celle de votre âme ait mes premiers hommages ; souffrez que je vous dise encore combien vous me donnez d’admiration et d’espérance, etc.

Je suis, etc.

  1. Cette lettre est écrite de Leyde, où demeuraient Boerhaave et S’Gravesaude. (B.)
  2. Les trois derniers mots ne sont pas inutiles : le grand Frédéric ne savait pas l’orthographe de la langue française, ou du moins ne l’écrivait pas. On peut voir des échantillons de son style dans les Souvenirs de Formey, I. 131 et 353. Voltaire appelait cela des fautes de doigt. Voyez sa lettre à Frédéric, de janvier 1738. (B.)
  3. C’est l’édiiion dont il est parlé dans une note sur la lettre 574.
  4. Le Traité de Métaphysique : voyez tome XXII, page 189.
  5. Horace, liv. IV, ode viii, vers 11-12.