Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 736

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 238-241).
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736. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Cirey) mars.

Deliciæ humani generis, ce titre vous est plus cher que celui de monseigneur, d’altesse royale et de majesté, et ne vous est pas moins dû.

Je dois d’abord rendre compte à Votre Altesse royale de mes marches : car enfin je me suis fait votre sujet. Nous avons, nous autres catholiques, une espèce de sacrement que nous appelons la confirmation ; nous y choisissons un saint pour être notre patron dans le ciel, notre espèce de Dieu tutélaire : je voudrais bien savoir pourquoi il me serait permis de me choisir un petit dieu plutôt qu’un roi ? Vous êtes fait pour être mon roi, bien plus assurément que saint François d’Assise ou saint Dominique ne sont faits pour être mes saints. C’est donc à mon roi que j’écris, et je vous apprends, rex amate, que je suis revenu dans votre petite province de Cirey où habitent la philosophie, les grâces, la liberté, l’étude. Il n’y manque que le portrait de Votre Majesté. Vous ne nous le donnez point ; vous ne voulez point que nous ayons des images pour les adorer, comme dit la sainte Écriture[1].

J’ai vu encore le Socrate dont Votre Altesse royale m’a daigné faire présent : ce présent me fait relire tout ce que Platon dit de Socrate. Je suis toujours de mon premier avis :

La Grèce, je l’avoue, eut un brillant destin ;
Mais Frédéric est né : tout change ; je me flatte
Qu’Athènes, quelque jour, doit céder à Berlin ;
Et déjà Frédéric est plus grand que Socrate,

aussi dégagé des superstitions populaires, aussi modeste qu’il était vain. Vous n’allez point dans une église de luthériens vous faire déclarer le plus sage de tous les hommes ; vous vous bornez à faire tout ce qu’il faut pour l’être. Vous n’allez point de maison en maison, comme Socrate, dire au maître qu’il est un sot, au précepteur qu’il est un âne, au petit garçon qu’il est un ignorant ; vous vous contentez de penser tout cela de la plupart des animaux qu’on appelle hommes, et vous songez encore, malgré cela, à les rendre heureux.

J’ai à répondre aux critiques que Votre Altesse royale a daigné me faire dans une de ses lettres[2], au sujet des anciens Romains qui, dans les

champs de Mars.
Portaient jadis du foin pour étendards[3].

Le colonel du plus beau régiment de l’Europe a peine à consentir que les vainqueurs de la sixième partie de notre continent n’aient pas toujours eu des aigles d’or à la tête de leurs armées. Mais tout a un commencement. Quand les Romains n’étaient que des paysans, ils avaient du foin pour enseignes ; quand ils furent populum late regem[4] ils eurent des aigles d’or.

Ovide, dans ses Fastes, dit expressément des anciens Romains :

Non illi eœlo labentia signa movebant,
Sed sua, quæ magnum perdere crimen erat ;

(Liv. III, v. 113-14.)

antithèse assez ridicule de dire : « Ils ne connaissaient point les signes célestes, ils ne connaissaient que les signes de leurs armées. » Il continue, et dit, en parlant de ces enseignes :

Illaque de fœno ; sed erat reverentia fœno,
Quantam nunc aquilas cernis habere tuas.
Pertica suspensos portabet longa maniplos :
Unde maniplaris nomina miles habet.

(Liv. III, v. 115-18.)

Voilà mes bottes de foin bien constatées. À l’égard des premiers temps de leur histoire, je m’en rapporte à Votre Altesse royale comme sur tous les premiers temps. Que pensez-vous de Rémus et de Romulus, fils du dieu Mars ? de la louve ? du pivert ? de la tête d’homme toute fraîche, qui fit bâtir le Capitole ? des dieux de Lavinium, qui revenaient à pied d’Albe à Lavinium ? de Castor et de Pollux combattant au lac de Négillo ? d’Attilius Nævius, qui coupait des pierres avec un rasoir ? de la vestale qui tirait un vaisseau avec sa ceinture ? du palladium ? des boucliers tombés du ciel ? enfin de Mutius Scévola, de Lucrèce, des Horaces, de Curtius ? histoires non moins chimériques que les miracles dont je viens de parler. Monseigneur, il faut mettre tout cela dans la salle d’Odin, avec notre sainte ampoule, la chemise de la vierge, le sacré prépuce, et les livres de nos moines.

J’apprends que Votre Altesse royale vient de faire rendre justice à M. Wolff. Vous immortalisez votre nom ; vous le rendez cher à tous les siècles en protégeant le philosophe éclairé contre le théologien absurde et intrigant. Continuez, grand prince, grand homme ; abattez le monstre de la superstition et du fanatisme, ce véritable ennemi de la Divinité et de la raison. Soyez le roi des philosophes ; les autres princes ne sont que les rois des hommes.

Je remercie tous les jours le ciel de ce que vous existez. Louis XIV, dont j’aurai l’honneur d’envoyer un jour à Votre Altesse royale l’histoire manuscrite, a passé les dernières années de sa vie dans de misérables disputes, au sujet d’une bulle ridicule pour laquelle il s’intéressait sans savoir pourquoi ; et il est mort tiraillé par des prêtres qui s’anathématisaient les uns les autres avec le zèle le plus insensé et le plus furieux. Voilà à quoi les princes sont exposés : l’ignorance, mère de la superstition, les rend victimes des faux dévots. La science que vous possédez vous met hors de leurs atteintes.

J’ai lu avec une grande attention la Métaphysique de M. Wolff. Grand prince, me permettez-vous de dire ce que j’en pense ? Je crois que c’est vous qui avez daigné la traduire[5] ; j’y ai vu des petites corrections de votre main. Émilie vient de la lire avec moi.

C’est de votre Athènes nouvelle
Que ce trésor nous est venu ;
Mais Versailles n’en a rien su :
Ce trésor n’est pas fait pour elle.

Cette Émilie, digne de Frédéric, joint ici son admiration et ses respects pour le seul prince qu’elle trouve digne de l’être ; mais elle en est d’autant plus fâchée de n’avoir point le portrait de Votre Altesse royale. Il y a enfin quelque chose de prêt selon vos ordres. J’envoie celle-ci au maître[6] de la poste de Trêves, en droiture, sans passer par Paris ; de là elle ira à Vesel. Daignez ordonner si vous voulez que je me serve de cette voie. Je suis avec un profond respect, etc.

  1. Lévitique, xxvi, I.
  2. Celle du 23 janvier, n" 715.
  3. Vers de la Défense du Mondain, voyez tome X.
  4. Ænid., lib. I, v. 25.
  5. La traduction était de Suhm ; voyez la note sur la lettre 705.
  6. Pidol.