Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 764

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 287-291).
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764. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Ruppin, 6 juillet.

Monsieur, si j’étais né poëte, j’aurais répondu en vers aux stances charmantes, à votre lettre du 27 mai ; mais des revues, des voyages, des coliques et des fièvres, m’ont tellement fatigué que Phébus est demeuré inexorable aux prières que je lui ai faites de m’inspirer son feu divin.

Remusberg est la seule où je voudrais aller.

Ce vers m’a causé le plus grand plaisir du monde ; je l’ai lu plus de mille fois. Ce serait une apparition bien rare dans ce pays qu’un génie de votre ordre, un homme libre de préjugés, et dont l’imagination est gouvernée par la raison. Quel bonheur pourrait égaler le mien si je pouvais nourrir mon esprit du vôtre, et me voir guidé par vos soins dans le chemin du beau ?

Je ne vous ai donné l’histoire de Rémus que pour ce qu’elle vaut. Les origines des nations sont pour la plupart fabuleuses ; elles ne prouvent que l’antiquité des établissements. Mettez l’anecdote de Rémus à côté de l’histoire de la sainte ampoule et des opérations magiques de Merlin.

Les antiquaires à capuchon ne seront jamais ni mes historiographes, ni les directeurs de ma conscience. Que votre façon de penser est différente de celle de ces suppôts de l’erreur ! Vous aimez la vérité, ils aiment la superstition ; vous pratiquez les vertus, ils se contentent de les enseigner ; ils calomnient, et vous pardonnez. Si j’étais catholique, je ne choisirais ni saint François d’Assise, ni saint Bruno pour mes patrons ; j’irais droit à Cirey, où je trouverais des vertus et des talents supérieurs en tout genre à ceux de la haire et du froc.

Ces rois sans amitié et sans retour, dont vous me parlez, me paraissent ressembler à la bûche que Jupiter donna pour roi aux grenouilles[1]. Je ne connais l’ingratitude que par le mal qu’elle m’a fait. Je peux même dire, sans affecter des sentiments qui ne me sont pas naturels, que je renoncerais à toute grandeur si je la croyais incompatible avec l’amitié. Vous avez bien votre part à la mienne. Votre naïveté, cette sincérité et cette noble confiance que vous me témoignez dans toutes les occasions, méritent bien que je vous donne le titre d’ami.

Je voudrais que vous fussiez le précepteur des princes, que vous leur apprissiez à être hommes, à avoir des cœurs tendres, que vous leur fissiez connaitre le véritable prix des grandeurs, et le devoir qui les oblige à contribuer au bonheur des humains.

Mon pauvre Césarion a eté arrêté tout court par la goutte. Il s’en est défait du mieux qu’il a pu, et s’est mis en chemin pour Cirey. C’est à vous de juger s’il ne mérite pas toute l’amitié que j’ai pour lui.

En prenant congé de mon petit ami, je lui ai dit : Songez que vous allez au paradis terrestre, à un endroit mille fois plus délicieux que l’Ile de Calipso ; que la déesse de ces lieux ne le cède en rien à la beauté de l’enchanteresse de Télémaque ; que vous trouverez en elle tous les agréments de l’esprit, si préférables à ceux du corps ; que cette merveille occupe son loisir par la recherche de la vérité. C’est là que vous verrez l’esprit humain dans son dernier degré de perfection, la sagesse sans austérité, entourée des tendres Amours et des Ris. Vous y verrez d’un côté le sublime Voltaire, et de l’autre l’aimable auteur du Mondain ; celui qui sait s’élever au-dessus de Newton, et qui, sans s’avilir, sait chanter Phyllis[2]. De quelle façon, mon cher Césarion, pourra-t-on vous faire abandonner un séjour si plein de charmes ? Que les liens d’une vieille amitié seront faibles contre tant d’appas !

Je remets mes intérêts entre vos mains ; c’est à vous, monsieur, de me rendre mon ami. Il est peut-être l’unique mortel digne de devenir citoyen de Cirey ; mais souvenez-vous que c’est tout mon bien, et que ce serait une injustice criante de me le ravir.

J’espère que mon petit ambassadeur reviendra chargé de la toison d’or, c’est-à-dire de votre Pucelle et de tant d’autres pièces à moitié promises, mais encore plus impatiemment attendues. Vous savez que j’ai un goût déterminé pour vos ouvrages ; il y aurait plus que de la cruauté à me les refuser.

Il me semble que la dépravation du goût n’est pas si générale en France que vous le croyez. Les Français connaissent encore un Apollon à Cirey, des Fontenelle, des Crébillon, des Rollin, pour la clarté et la beauté du style Historique ; des d’Olivet pour les traductions, des Bernard et des Gresset, dont les muses naturelles et polies peuvent très-bien remplacer les Chaulieu et les La Fare.

Si Gresset pèche quelquefois contre l’exactitude, il est excusable par le feu qui l’emporte ; plein de ses pensées, il néglige les mots. Que la nature fait peu d’ouvrages accomplis ! et qu’on voit peu de Voltaires ! J’ai pensé oublier M. de Réaumur, qui, en qualité de physicien, est en grande réputation chez vous[3]. Voilà ce qui me parait la quintessence de vos grands hommes. Les autres auteurs ne me paraissent pas fort dignes d’attention, les belles-lettres ne sont plus récompensées comme elles l’étaient du temps de Louis le Grand. Ce prince, quoique peu instruit, se faisait une affaire sérieuse de protéger ceux dont il attendait son immortalité. Il aimait la gloire, et c’est à cette noble passion que la France est redevable de son Académie et des arts qui y fleurissent encore.

Quant à la métaphysique, je ne crois pas qu’elle fasse jamais fortune ailleurs qu’en Angleterre. Vous avez vos bigots, nous avons les nôtres. L’Allemagne ne manque ni de superstitieux, ni de fanatiques entêtés de leurs préjugés, et malfaisants au dernier point, et qui sont d’autant plus incorrigibles que leur stupide ignorance leur interdit l’usage du raisonnement. Il est certain qu’on a lieu d’être prudent dans la compagnie de pareils sujets. Un homme qui passe pour n’avoir point de religion, fût-il le plus honnête homme du monde, est généralement décrié. La religion est l’idole des peuples ; ils adorent tout ce qu’ils ne comprennent point. Quiconque ose y toucher d’une main profane s’attire leur haine et leur abomination. J’aime infiniment Cicéron ; je trouve dans ses Tusculanes beaucoup de sentiments conformes aux miens. Je ne lui conseillerais pas de dire, s’il vivait de nos jours :

Mourir peut être un mal, mais être mort n’est rien.

En un mot, Socrate a préféré la ciguë à la gêne de contenir sa langue ; mais je ne sais s’il y a plaisir à être le martyr de l’erreur d’autrui. Ce qu’il y a de plus réel pour nous dans ce monde, c’est la vie ; il me semble que tout homme raisonnable devrait tâcher de la conserver.

Je vous assure que je méprise trop les jésuites pour lire leurs ouvrages. Les mauvaises dispositions du cœur éclipsent en eux toutes les qualités de l’esprit. Nous vivons d’ailleurs si peu, et nous avons, pour la plupart, si peu de mémoire, qu’il ne faut nous instruire que de ce qu’il y a de plus exquis.

Je vous envoie par cet ordinaire l’Histoire de la Vierge de Czenstochoic, par M. de Beausobre[4] ; j’espère que vous serez content du tour et du style de cette pièce. Autant que je m’y connais, je n’ai point remarqué de fautes contre la pureté de la langue. Il est vrai que la plupart des réfugiés[5] la négligent beaucoup. Il s’en trouve pourtant quelques-uns qui, je crois, pourraient ne pas être réprouvés par votre Académie. Nos universités et notre Académie des sciences se trouvent dans un triste état ; il parait que les muses veulent déserter ces climats.

Fédéric 1er, roi de Prusse[6], prince d’un génie fort borné, bon, mais facile, a fait assez fleurir les arts sous son règne. Ce prince aimait la grandeur et la magnificence ; il était libéral jusqu’à la profusion. Épris de toutes les louanges qu’on prodiguait à Louis XIV, il crut qu’en choisissant ce prince pour modèle, il ne pouvait pas manquer d’être loué à son tour. Dans peu on vit la cour de Berlin devenir le singe de celle de Versailles ; on imitait tout : cérémonial, harangues, pas mesurés, mots comptés, grands mousquetaires, etc., etc. Souffrez que je vous épargne l’ennui d’un pareil détail.

La reine Charlotte, épouse de Fedéric, était une princesse qui, avec tous les dons de la nature, avait reçu une excellente éducation. Elle était fille du duc de Lunebourg, depuis électeur de Hanovre. Cette princesse avait connu particulièrement Leibnitz à la cour de son père. Ce savant lui avait enseigné les principes de la philosophie, et surtout de la métaphysique. La reine considérait beaucoup Leibnitz ; elle était en commerce de lettres avec lui, ce qui lui fit faire de fréquents voyages à Berlin. Ce philosophe aimait naturellement toutes les sciences ; aussi les possédait-il toutes. M. de Fontenelle, en parlant de lui[7], dit très-spirituellement qu’en le décomposant on trouverait assez de matière pour former beaucoup d’autres savants. L’attachement de Leibnitz pour les sciences ne lui faisait jamais perdre de vue le soin de les établir. Il conçut le dessein de former à Berlin une académie sur le modèle de celle de Paris, en y apportant cependant quelques légers changements. Il fit ouverture de son dessein à la reine, qui en fut charmée, et lui promit de l’assister de tout son crédit.

On parla un peu de Louis XIV ; les astronomes assurèrent qu’ils découvriraient une infinité d’étoiles dont le roi serait indubitablement le parrain ; les botanistes et les médecins lui consacreraient leurs talents, etc. Qui aurait pu résister à tant de genres de persuasion ? Aussi en vit-on les effets. En moins de rien, l’observatoire fut élevé, le théâtre de l’anatomie ouvert, et l’Académie, toute formée, eut Leibnitz pour son directeur. Tant que la reine vécut, l’Académie se soutint assez bien ; mais, après sa mort, il n’en fut pas de même. Le roi son époux la suivit de près. D’autres temps, d’autres soins. À présent les arts dépérissent, et je vois, les larmes aux yeux, le savoir fuir de chez nous, et l’ignorance, d’un air arrogant, et la barbarie des mœurs, s’en approprier la place :

Du laurier d’Apollon, dans nos stériles champs,
La feuille négligée est désormais flétrie :
Dieu  ! pourquoi mon pays n’est-il plus la patrie
Et de la gloire et des talents ?

Je crois avoir porté un jugement juste sur l’Enfant prodigue. Il s’y trouve des vers que j’ai d’abord reconnus pour les vôtres ; mais il y en a d’autres qui m’ont paru plutôt l’ouvrage d’un écolier[8] que d’un maître.

Nous avons l’obligation aux Français d’avoir fait revivre les sciences[9].

Après que des guerres cruelles, l’établissement du christianisme, et les fréquentes invasions des barbares eurent porté un coup mortel aux arts réfugiés de Grèce en Italie, quelques siècles d’ignorance s’écoulèrent, quand, enfin, ce flambeau se ralluma chez vous. Les Français ont écarté les ronces et les épines qui avaient entièrement interdit aux hommes le chemin de la gloire qu’on peut acquérir dans les belles-lettres. N’est-il pas juste que les autres nations conservent l’obligation qu’elles ont à la France du service qu’elle leur a rendu généralement ? Ne doit-on pas une reconnaissance égale à ceux qui nous donnent la vie, et à ceux qui nous fournissent les moyens de nous instruire ?

Quant aux Allemands, leur défaut n’est pas de manquer d’esprit. Le bon sens leur est tombé en partage ; leur caractère approche assez de celui des Anglais. Les Allemands sont laborieux et profonds : quand une fois ils se sont emparés d’une matière, ils pèsent dessus. Leurs livres sont d’un diffus assommant. Si on pouvait les corriger de leur pesanteur, et les familiariser un peu plus avec les Grâces, je ne désespérerais pas que ma nation ne produisit de grands hommes. Il y a cependant une difficulté qui empêchera toujours que nous ayons de bons livres en notre langue : elle consiste en ce qu’on n’a pas fixé l’usage des mots ; et, comme l’Allemagne est partagée entre une infinité de souverains, il n’y aura jamais moyen de les faire consentir à se soumettre aux décisions d’une académie.

Il ne reste donc plus d’autre ressource à nos savants que d’écrire dans des langues étrangères ; et, comme il est très-difficile de les posséder à fond, il est fort à craindre que notre littérature ne fasse jamais de fort grands progrès. Il se trouve encore une difficulté qui n’est pas moindre que la première : les princes méprisent généralement les savants ; le peu de soin que ces messieurs portent à leur habillement, la poudre du cabinet dont ils sont couverts, et le peu de proportion qu’il y a entre une tête meublée de bons écrits, et la cervelle vide de ces seigneurs, font qu’ils se moquent de l’extérieur des savants, tandis que le grand homme leur échappe. Le jugement des princes est trop respecté des courtisans pour qu’ils s’avisent de penser d’une manière différente, et ils se mêlent également de mépriser ceux qui les valent mille fois. O tempora ! o mores !

Pour moi, qui ne me sens point fait pour le siècle où nous vivons, je me contente de ne point imiter l’exemple de mes égaux. Je leur prêche sans cesse que le comble de l’ignorance c’est l’orgueil ; et, reconnaissant la supériorité de vous autres grands hommes, je vous crois dignes de mon encens ; et vous, monsieur, de toute mon estime : elle vous est entièrement acquise. Regardez-moi comme un ami désintéressé, et dont vous ne devez la connaissance qu’à votre mérite[10]. Je vous écris un pied à l’étrier, et prêt à partir. Je serai de retour dans quinze jours. Je suis à jamais, monsieur, votre très-affectionné ami,

Fédéric
  1. La Fontaine, livre III, fable iv.
  2. Phyllis devenue marquise. (Œuvres posthumes, édit. de Berlin et de Londres.)
  3. Chez nous. (Ibid.)
  4. Il est à croire que c’était un manuscrit. La Bibliothèque germanique, tomes XVIII, XX, XXV, XXVII, XXVIII, XXXI, contient des articles de Beausobre sur la Vierge érigée en reine de Pologne : le tome XXXII, pages 73-107, et le tome XXXIV, pages 67-95, contiennent deux articles sur la Vierge reine de Pologne, dont le dernier se termine par ces mots : « La description de votre image est finie ; nous en lirons l’histoire une autre fois. » Mais cette Histoire promise n’a point paru dans la Bibliothèque germanique. (B.)
  5. Aussi dit-on : style de réfugié. (B.)
  6. Frédéric 1er, aïeul de Frédéric II, fut proclamé roi en janvier 1691, et devint veuf, en février 1705, de Sophie-Charlotte, qu’il avait épousée en 1684. Voyez, tome XV, dans le Précis du Siècle de Louis XV, chap. vi, la note sur les cinq premiers princes qui ont gouverné la Prusse.
  7. Fontenelle, Eloge de Leibnitz.
  8. Frédéric avait reçu, par Thieriot, une détestable copie de l’Enfant prodigue.
  9. Les sciences chez eux. (œuvres posthumes, édit. de Berlin et de Londres.)
  10. … mérite. Je suis à jamais, monsieur, votre très-affectionné ami. Écrit un pied dans l’étrier et sur le point de partir ; je serai de retour dans quinze jours. (Œuvres posthumes, édit. de Berlin et de Londres.)