Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 825

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 407-409).
◄  Lettre 824
Lettre 826  ►

825. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Cirey) 5 février.

Prince, cet anneau[1] magnifique
Est plus cher à mon cœur qu’il ne brille à mes yeux.
L’anneau de Charlemagne et celui d’Angélique
Étaient des dons moins précieux ;
Et celui d’Hans Carvel[2], s’il faut que je m’explique,
Est le seul que j’aimasse mieux.

Votre Altesse royale m’embarasse fort, monseigneur, par ses bontés : car j’ai bientôt une autre tragédie[3] à lui envoyer, et quelque honneur qu’il y ait à recevoir des présents de votre main, je voudrais pourtant que cette nouvelle tragédie servît, s’il se peut, à payer la bague, au lieu de paraître en briguer une nouvelle.

Pardon de ma poétique insolence, monseigneur ; mais comment voulez-vous que mon courage ne soit un peu enflé ? Vous me donnez votre suffrage : voilà, monseigneur, la plus flatteuse récompense ; et je m’en tiens si bien à ce prix que je ne crois pas vouloir en tirer un autre de ma Mérope. Votre Altesse royale me tiendra lieu du public. Car c’est assez pour moi que votre esprit mâle et digne de votre rang ait approuvé une pièce française sans amour. Je ne ferai pas l’honneur à notre parterre et à nos loges de leur présenter un ouvrage qui condamne trop ce goût frelaté et efféminé, introduit parmi nous. J’ose penser, d’après le sentiment de Votre Altesse royale, que tout homme qui ne se sera pas gâté le goût par ces élégies amoureuses que nous nommons tragédies, sera touché de l’amour maternel qui règne dans Mérope. Mais nos Français sont malheureusement si galants et si jolis que tous ceux qui ont traité de pareils sujets les ont toujours ornés d’une petite intrigue entre une jeune princesse et un fort aimable cavalier. On trouve une partie carrée tout établie dans l’Électre de Crébillon, pièce remplie d’ailleurs d’un tragique très-pathétique. L’Amasis de Lagrange, qui est le sujet de Mèrope, est enjolivé d’un amour très-bien tourné. Enfin voilà notre goût général ; Corneille s’y est toujours asservi. Si César vient en Égypte, c’est pour y voir une reine adorable ; et Antoine lui répond : Oui, seigneur, je l’ai vue, elle est incomparable[4]. Le vieux Martian[5], le ridé Sertorius, sainte Pauline, sainte Théodore la prostituée, sont amoureux.

Ce n’est pas que l’amour ne puisse être une passion digne du théâtre ; mais il faut qu’il soit tragique, passionné, furieux, cruel, et criminel, horrible, si l’on veut, et point du tout galant.

Je supplie Votre Altesse royale de lire la Mèrope italienne du marquis Maffei ; elle verra que, toute différente qu’elle est de la mienne, j’ai du moins le bonheur de me rencontrer avec lui dans la simplicité du sujet, et dans l’attention que j’ai eue de n’en pas partager l’intérêt par une intrigue étrangère. C’est une occupation digne d’un génie comme le vôtre que d’employer son loisir à juger les ouvrages de tous pays ; voilà la vraie monarchie universelle : elle est plus sûre que celle où les maisons d’Autriche et de Bourbon ont aspiré. Je ne sais encore si Votre Altesse royale a reçu mon paquet et la lettre de Mme  la marquise du Châtelet, par la voie de M. Plötz. Je vous quitte, monseigneur, pour aller vite travailler au nouvel ouvrage dont j’espère amuser, dans quelques semaines, le Trajan et le Mécène du Nord.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, monseigneur, de Votre Altesse royale, etc.

  1. Cet anneau est la bague dont parle le prince royal dans la lettre 813, du 14 janvier précédent.
  2. Contes de La Fontaine, liv. II, conte xii, tiré de Rabelais.
  3. C’était Mèrope, d’abord imitée de celle de Maffei, et que Voltaire s’occupait alors à refaire presque entièrement.
  4. La Mort de Pompée, acte III, sc. iii.
  5. Martian, Pauline, Sertorius, Théodore, sont des noms de personnages dans les tragédies de P. Corneille, Heraclius, Polyeucte, Sertorius, Théodore.