Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 842

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 436-437).
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842. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 22 mars.

Mon cher ami, allez vous faire … avec vos excuses et votre chagrin sur la petite inadvertance en question. Tous mes secrets assurément sont à vous comme mon cœur. Je dois à votre seigneur royal trois ou quatre réponses. Vous voyez qu’il égaye sa solitude par des vers et de la prose. La seule entreprise de faire des vers français me paraît un prodige dans un Allemand qui n’a jamais vu la France. Il a raison de faire des vers français : car combien de Français font des vers allemands ! Mais je vous assure que si le seul projet d’être poëte m’étonne dans un prince, sa philosophie me surprend bien davantage. C’est un terrible métaphysicien et un penseur bien intrépide. Mon cher Thieriot, voilà notre homme ; conservez la bienveillance de cette âme-là, et m’en croyez. J’ai vu la Piromanie[1] : cela n’est pas sans esprit ni sans beaux vers ; mais ce n’est un ouvrage estimable en aucun sens. Il ne doit son succès passager qu’à Lefranc et à moi. On m’a envoyé aussi Lysimachus[2] : j’ai lu la première page, et vite au feu. J’ai lu ce poëme sur l’Amour-propre[3], et j’ai bâillé. Ah ! qu’il pleut de mauvais vers ! Envoyez-moi donc ces Èpîtres[4] qu’on m’attribue. Qu’est-ce que c’est que cette drogue sur le bonheur ? N’est-ce point quelque misérable qui babille sur la félicité, comme les Gresset, et d’autres pauvres diables qui suent d’ahan dans leurs greniers pour chanter dans la volupté et la paresse ?

Comment va le procès d’Orphée-Rameau et de Zoïle-Castel. Ce monstre d’abbé Desfontaines continue-t-il de donner ses malsemaines[5] ? Mais ce qui m’intéresse le plus, viendrez-vous nous voir ? Savez-vous ce que Quesnel-Arouet a donné à mon aimable nièce ? Dites-moi donc cela, car je veux lui disputer son droit d’aînesse. Mes compliments à ceux qui m’aiment ; de l’oubli aux autres. Vale ; je vous aime de tout mon cœur.

  1. La Métromanie.
  2. Tragédie de Gilles de Caux (mort en 1733), achevée par son fils, et jouée le 13 décembre 1737.
  3. Essai sur l’Amour-propre, poëme par M. de La Drevelière, sieur de l’Isle ; Paris, Prault, 1738, in-8o.
  4. Les trois Épîtres sur le Bonheur, déjà citées, et qui sont les trois premiers Discours sur l’Homme. Voltaire, persécuté alors pour d’excellents ouvrages,
  5. Voyez tome XXXIII, page 341.