Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 843

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 437-440).
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843. — À M. RAMEAU.
Mars[1].

Je vous félicite beaucoup, monsieur, d’avoir fait de nouvelles découvertes dans votre art, après nous avoir fait entendre de nouvelles beautés. Vous joignez aux applaudissements du parterre de l’Opéra[2] les suffrages de l’Académie des sciences[3] ; mais surtout vous avez joui d’un honneur que jamais, ce me semble, personne n’a eu avant vous. Les autres auteurs sont commentés d’ordinaire, des milliers d’années après leur mort, par quelque vilain pédant ennuyeux ; vous l’avez été de votre vivant, et on sait que votre commentateur[4] est quelque chose de très-différent, en toute manière, de l’espèce de ces messieurs.

Voilà bien de la gloire ; mais le révérend Père Castel a considéré que vous pourriez en prendre trop de vanité, et il a voulu, en bon chrétien, vous procurer des humiliations salutaires. Le zèle de votre salut lui tient si fort au cœur que, sans trop considérer l’état de la question, il n’a songé qu’à vous abaisser, aimant mieux vous sanctifier que vous instruire.

Le beau mot, sans raison, du Père Canaye[5] l’a si fort touché qu’il est-devenu la règle de toutes ses action et de tous ses livres ; et il fait valoir si bien ce grand argument que je m’étonne comment vous aviez pu l’éluder.

Vous pouvez disputer contre nous, monsieur, qui avons la pauvre habitude de ne reconnaître que des principes évidents, et de nous traîner de conséquence en conséquence.

Mais comment avez-vous pu disputer contre le révérend Père Castel ? En vérité, c’est combattre comme Bellérophon, Songez, monsieur, à votre téméraire entreprise : vous vous êtes borné à calculer les sons, et à nous donner d’excellente musique pour nos oreilles, tandis que vous avez affaire à un homme qui fait de la musique pour les yeux. Il peint des menuets et de belles sarabandes. Tous les sourds de Paris sont invités au concert qu’il leur annonce depuis douze ans ; et il n’y a point de teinturier qui ne se promette un plaisir inexprimable à l’Opéra des couleurs que doit représenter le révérend physicien avec son clavecin oculaire. Les aveugles mêmes y sont invités[6] ; il les croit d’assez bons juges des couleurs. Il doit le penser, car ils en jugent à peu près comme lui de votre musique. Il a déjà mis les faibles mortels à portée de ses sublimes connaissances. Il nous prépare par degrés à l’intelligence de cet art admirable. Avec quelle bonté, avec quelle condescendance pour le genre humain, daigne-t-il démontrer dans ses Lettres, dont les journaux de Trévoux sont dignement ornés, je dis démontrer par lemmes, théorèmes, scolies : 1° que les hommes aiment les plaisirs ; 2° que la peinture est un plaisir ; 3° que le jaune est différent du rouge, et cent autres questions épineuses de cette nature !

Ne croyez pas, monsieur, que, pour s’être élevé à ces grandes vérités, il ait négligé la musique ordinaire ; au contraire, il veut que tout le monde l’apprenne facilement, et il propose, à la fin de sa Mathématique universelle, un plan de toutes les parties de la musique en cent trente-quatre traités, pour le soulagement de la mémoire : division certainement digne de ce livre rare, dans lequel il emploie trois cent soixante pages avant de dire ce que c’est qu’un angle.

Pour apprendre à connaître votre maître, sachez encore, ce que vous avez ignoré jusqu’ici avec le public nonchalant, qu’il a fait un nouveau système de physique qui assurément ne ressemble à rien, et qui est unique comme lui. Ce système[7] est en deux gros tomes. Je connais un homme intrépide qui a osé approcher de ces terribles mystères : ce qu’il m’en a fait voir est incroyable. Il m’a montré (liv. V, chap. iii, iv, et v) que ce sont « les hommes qui entretiennent le mouvement dans l’univers, et tout le mécanisme de la nature ; et que, s’il n’y avait point d’hommes, toute la machine se déconcerterait ». Il m’a fait voir de petits tourbillons, des roues engrenées les unes dans les autres, ce qui fait un effet charmant, et en quoi consiste tout le jeu des ressorts du monde. Quelle a été mon admiration quand j’ai vu (p. 309, part. II) ce beau titre : « Dieu a créé la nature, et la nature a créé le monde ! »

Il ne pense jamais comme le vulgaire. Nous avions cru, jusqu’ici, sur le rapport de nos sens trompeurs, que le feu tend toujours à s’élever dans l’air ; mais il emploie trois chapitres à prouver qu’il tend en bas. Il combat généreusement une des plus belles démonstrations de Newton[8]. Il avoue qu’en effet il y a quelque vérité dans cette démonstration ; mais, semblable à un Irlandais célèbre dans les écoles, il dit : Hoc fateor, verum contra sic argumentor. Il est vrai qu’on lui a prouvé que son raisonnement contre la démonstration de Newton était un sophisme ; mais, comme dit M. de Fontenelle, les hommes se trompent, et les grands hommes avouent qu’ils se sont trompés. Vous voyez bien, monsieur, qu’il ne manque rien au révérend Père qu’un petit aveu pour être grand homme. Il porte partout la sagacité de son génie, sans jamais s’éloigner de sa sphère. Il parle de la folie (chap. vii, liv. V), et il dit que les organes du cerveau d’un fou sont « une ligne courbe et l’expression géométrique d’une équation ». Quelle intelligence ! Ne croirait-on pas voir un homme opulent qui calcule son bien ?

En effet, monsieur, ne reconnaît-on pas à ses idées, à son style, un homme extrêmement versé dans ces matières ? Savez-vous bien que, dans sa Mathématique universelle, il dit que ce que l’on appelle le plus grand angle est réellement le plus petit, et que l’angle aigu, au contraire, est le plus grand ; c’est-à-dire il prétend que le contenu est plus grand que le contenant : chose merveilleuse comme bien d’autres !

Savez-vous encore qu’en parlant de l’évanouissement des quantités infiniment petites par la multiplication, il ajoute joliment « qu’on ne s’élève souvent que pour donner du nez en terre » ?

Il faut bien, monsieur, que vous succombiez sous le géomètre et sous le bel esprit. Ce nouveau Père Garasse, qui attaque tout ce qui est bon, n’a pas dû vous épargner. Il est encore tout glorieux des combats qu’il a soutenus contre les Newton, les Leibnitz, les Réaumur, les Maupertuis. C’est le don Quichotte des mathématiques, à cela près que don Quichotte croyait toujours attaquer des géants, et que le révérend Père se croit un géant lui-même,

Ne le troublons point dans la bonne opinion qu’il a de lui ; laissons en paix les mânes de ses ouvrages, ensevelis dans le Journal de Trévoux, qui, grâce à ses soins, s’est si bien soutenu dans la réputation que Boileau lui a donnée, quoique, depuis quelques années, les Mémoires[9] modernes ne fassent point regretter les anciens. Il va écrire peut-être une nouvelle lettre pour rassurer l’univers sur votre musique : car il a déjà écrit plusieurs brochures pour rassurer l’univers[10], pour éclairer l’univers. Imitez l’univers, monsieur, et ne lui répondez point.

    croyait devoir désavouer ces chefs-d’œuvre, afin de se soustraire à la haine des dévots, qui ne lui pardonnaient pas même la Henriade.

  1. Cette lettre est citée dans celle du 28 mars à Thieriot. On voit dans celle du 15 juin suivant (1738) que Voltaire, ami de Rameau, avait à se plaindre de Zoile-Castel.
  2. Allusion à la musique de Castor et Pollux.
  3. Cette académie, à laquelle Rameau, en 1737, avait dédié sa Génération harmonique, avait jugé, sur le rapport de trois de ses membres, que les vues de l’auteur de ce traité étaient nouvelles et dignes de l’attention du public.
  4. Ce n’est point un commentaire, mais seulement un extrait de l’ouvrage de Rameau, qu’avait donné Mme de La Popelinière ; voyez une note sur la lettre 628.
  5. Voyez la note 4, tome XXIII, page 564.
  6. Le Père Castel, dans ses Lettres au président de Montesquieu, dit que les aveugles mêmes sauront juger de son clavecin. (Note de Voltaire.)
  7. Intitulé Traité de la Pesanteur universelle, 1724, 2 vol. in-12.
  8. C’est la proposition dans laquelle Newton démontre, par la méthode des fluxions, que tout corps mu en une courbe quelconque, s’il parcourt des aires égales, dans des temps égaux, tend vers un centre, et vice versa. (Note de Voltaire.)
  9. Voyez la note tome XXI, page 169.
  10. Allusion, entre autres, aux Lettres philosophiques sur la fin du monde, publiées par le jésuite Castel en 1736.