Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 854

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 461-462).
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854. — À M. THIERIOT.

Je reçois votre lettre du 25, et bien des nouvelles qui me chagrinent. Premièrement, je suis assez fâché que Racine, que je n’ai jamais offensé, ait sollicité la permission d’imprimer une satire dévote de Rousseau contre moi. Je suis encore plus fâché qu’on m’attribue des épîtres sur la Liberté[1]. Je ne veux point me trouver dans les caquets de Molina ni de Jansénius. On m’envoie un morceau d’une autre pièce de vers[2] où je trouve un portrait assez ressemblant à celui du prêtre de Bicêtre ; mais, en vérité, il faut être bien peu fin pour ne pas voir que cela est de la main d’un académicien, ou de quelqu’un qui aspire à l’être. Je n’ai ni cet honneur ni cette faiblesse ; et si j’ai à reprocher quelque chose à ce monstre d’abbé Desfontaines, ce n’est pas de s’être moqué de quelques ouvrages des Quarante.

Je suis bien aise que vous ayez gagné un louis à gentil Bernard ; je voudrais que vous en gagnassiez cent mille à Crésus-Bernard,

Je n’ai point vu l’Épître sur la Liberté ; je vais la faire venir avec les autres brochures du mois. C’est un amusement qui finit d’ordinaire par allumer mon feu.

Autre sujet d’affliction. On me mande que, malgré toutes mes prières, les libraires de Hollande débitent mes Éléments de la Philosophie de Newton, quoique imparfaits ; or, da mi consiglio. Les libraires hollandais avaient le manuscrit depuis un an, à quelques chapitres près. J’ai cru qu’étant en France je devais à monsieur le chancelier le respect de lui faire présenter le manuscrit entier. Il l’a lu, il l’a marginé de sa main ; il a trouvé surtout le dernier chapitre peu conforme aux opinions de ce pays-ci. Dès que j’ai été instruit par mes yeux des sentiments de monsieur le chancelier, j’ai cessé sur-le-champ d’envoyer en Hollande la suite du manuscrit ; le dernier chapitre surtout, qui regarde les sentiments théologiques de M. Newton, n’est pas sorti de mes mains. Si donc il arrive que cet ouvrage tronqué paraisse en France par la précipitation des libraires, et si monsieur le chancelier m’en savait mauvais gré, il serait aisé, par l’inspection seule du livre, de le convaincre de ma soumission à ses volontés. Le manque des derniers chapitres est une démonstration que je me suis conformé à ses idées, dès que je les ai pu entrevoir ; je dis entrevoir, car il ne m’a jamais fait dire qu’il trouvât mauvais qu’on imprimât le livre en pays étranger. En un mot, soit respect pour monsieur le chancelier, soit aussi amour de mon repos, je ne veux point de querelle pour un livre ; je les brûlerais plutôt tous. Voulez-vous lire ce petit endroit de ma lettre à M. d’Argenson[3] ? Est-il à propos que je lui en écrive ? Conduisez-moi. M. le bailli de Froulai est venu ici, et a été, je crois, aussi content de Cirey que vous le serez. Les Denis en sont assez satisfaits.

J’ai toujours Mérope sur le métier. Vale, te amo.

  1. Le deuxième Discours sur l’Homme.
  2. Voyez la variante du troisième Discours, au vers 94.
  3. René-Louis de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, fils de Marc-René, était né en octobre 1694. Il fut, en 1737, nommé ambassadeur en Portugal, mais il n’y alla pas, et Chavigny fut nommé à sa place en 1740. Il fut, en novembre 1744, nommé ministre des affaires étrangères, et se démit le 3 janvier 1747. Il est mort le 20 janvier 1757.