Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 865

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 471-473).
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865. — MADAME DENIS À M. THIERIOT[1].
De Landau, 10 mai 1738.

Je suis ici, monsieur, du 22 avril sans vous avoir écrit, mais non pas sans songer à vous. Je me flatte que vous êtes assez de mes amis pour m’excuser en faveur de l’embarras et de la fatigue où j’ai été depuis mon arrivée.

J’ai fait une neuvaine à Cirey. Je m’y suis acquittée de tout ce dont vous m’aviez chargée pour Mme  du Châtelet et M. de Voltaire ; ils vous font mille remerciements, et vous attendent avec impatience. M. de Voltaire est d’une santé bien délicate ; il a toujours été malade pendant le peu de temps que j’ai séjourné à Cirey. Mme  du Châtelet est fort engraissée, d’une figure aimable, et se portant à merveille. Nous y avons beaucoup parlé de vous. Mon oncle vous est toujours attaché par goût et par reconnaissance : il vous sait un gré infini de nous avoir aimés et consolés pendant son absence. Je suis désespérée, je le crois perdu pour tous ses amis ; il est lié de façon qu’il me parait presque impossible qu’il puisse briser ses chaînes. Ils sont dans une solitude effrayante pour l’humanité. Cirey est à quatre lieues de toute habitation, dans un pays où l’on ne voit que des montagnes et des terres incultes ; abandonnes de tous leurs amis, et n’ayant presque jamais personne de Paris.

Voilà la vie que mène le plus grand génie de notre siècle ; à la vérité, vis-à-vis une femme de beaucoup d’esprit, fort jolie, et qui emploie tout l’art imaginable pour le séduire.

Il n’y a point de pompons qu’elle n’arrange, ni de passages des meilleurs philosophes qu’elle ne cite pour lui plaire. Rien n’y est épargné. Il en paraît plus enchanté que jamais. Il se construit un appartement assez beau, où il y aura une chambre noire pour des opérations de physique. Le théâtre est fort joli ; mais ils ne jouent point la comédie faute d’acteurs. Tous les comédiens de campagne, à dix lieues à la ronde, ont ordre de se rendre au château. On a fait l’impossible pour tâcher d’en avoir pendant le temps que nous y avons été ; mais il ne s’est trouvé que des marionnettes fort bonnes. Nous y avons été reçus dans la grande perfection. Mon oncle aime tendrement M. Denis : je n’en suis pas étonnée, car il est fort aimable. Je ne sais s’il m’est permis de parler comme cela d’un mari que l’on aime tendrement ; cependant, comme je suis persuadée que l’on peut ouvrir son cœur à ses vrais amis, et que je me flatte que vous voulez bien vous mettre de ce nombre, je vous parle librement de ma situation, que je trouve très-heureuse. Je me suis liée avec un caractère extrêmement aimable, joint à beaucoup d’esprit ; nous avons tous deux les mêmes goûts, nous nous aimons réciproquement, et je ne changerais pas mon sort pour une couronne. Je voudrais bien que vous trouvassiez à ma sœur[2] un mari tel que le mien. Je ne puis lui souhaiter rien de plus obligeant ni de plus heureux. Je vous la recommande ; j’attends une de ses lettres avec impatience ; ne l’abandonnez point, je vous en prie, et pressez-la toujours d’écrire à M. de Voltaire. Je ne désire actuellement que de la voir heureuse.

Je crois que je m’accommoderais assez de la vie que je mène ici ; j’y ai une fort bonne maison, et quatre cents officiers à ma disposition, qui sont autant de complaisants, sur lesquels j’en tirerai une douzaine d’aimables qui souperont souvent chez moi. La frontière ne ressemble point à toutes ces petites villes de provinces qui sont dans le cœur de la France. On y voit en hommes toute la noblesse du royaume, et il s’y trouve beaucoup de gens d’esprit et accoutumés à la bonne compagnie. Je vous ennuie ; adieu, monsieur ; mon mari me charge de vous faire mille compliments. Il veut absolument être aimé de vous. J’ai eu toutes les peines du monde à l’empêcher de vous écrire le premier ; je lui ai volé ce plaisir. Voudrez-vous bien vous ressouvenir de la promesse que vous nous avez faite de nous envoyer toutes les balivernes qui se font journellement à Paris ; c’est un service dont nous serons bien reconnaissants. Vous aurez la bonté d’adresser tout cela à M. Denis, frère de mon mari, qui demeure dans la maison que nous occupions à Paris.

Traitez-nous, je vous prie, comme le prince de Prusse, et soyez persuadé qu’il n’y a rien de trop bon ni de trop mauvais pour nous. C’est une ressource infinie en province pour la conversation, surtout quand on est obligé d’entretenir beaucoup de gens que l’on ne connaît point, et dont on ne se soucie guère. Le petit ménage attend de vos nouvelles avec impatience. Il vous demande votre amitié. Vous la lui devez, monsieur, si vous n’êtes point ingrat.

Mignot Denis.

  1. Pièces inédites de Voltaire, Paris, 1820.
  2. Depuis Mme  de Fontaine et ensuite Mme  de Florian