Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 943

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 19-21).
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943. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Cirey, ce 20 octobre.

Quoique je sois en commerce avec Newton-Maupertuis et avec Descartes-Mairan, cela n’empêche pas que Quintilien-d’Olivet ne soit toujours dans mon cœur, et que je ne le regarde comme mon maître et mon ami. In domo patris mei[1] mansiones militas sunt, et je peux encore dire in domo mea. Je passe ma vie, mon cher abbé, avec une dame qui fait travailler trois cents ouvriers, qui entend Newton, Virgile et le Tasse, et qui ne dédaigne pas de jouer au piquet. Voilà l’exemple que je tâche de suivre, quoique de très-loin. Je vous avoue, mon cher maître, que je ne vois pas pourquoi l’étude de la physique écraserait les fleurs de la poésie. La vérité est-elle si malheureuse qu’elle ne puisse souffrir les ornements ? L’art de bien penser, de parler avec éloquence, de sentir vivement, et de s’exprimer de même,serait-il donc l’ennemi de la philosophie ? Non, sans doute, ce serait penser en barbare. Malebranche, dit-on, et Pascal, avaient l’esprit bouché pour les vers ; tant pis pour eux : je les regarde comme des hommes bien formés d’ailleurs, mais qui auraient le malheur de manquer d’un des cinq sens.

Je sais qu’on s’est étonné, et qu’on m’a même fait l’honneur de me haïr, de ce qu’ayant commencé par la poésie je m’étais ensuite attaché à l’histoire, et que je finissais par la philosophie. Mais, s’il vous plaît, que faisais-je au collège, quand vous aviez la bonté de former mon esprit ? Que me faisiez-vous lire et apprendre par cœur, à moi et aux autres ? des poètes, des historiens, des philosophes. Il est plaisant qu’on n’ose pas exiger de nous dans le monde ce qu’on a exigé dans le collège ; et qu’on n’ose pas attendre d’un esprit fait les mêmes choses auxquelles on exerça son enfance.

Je sais fort bien, et je sens encore mieux, que l’esprit de l’homme est très-borné ; mais c’est par cette raison-là même qu’il faut tâcher d’étendre les frontières de ce petit État, en combattant contre l’oisiveté et l’ignorance naturelle avec laquelle nous sommes nés. Je n’irai pas un jour faire le plan d’une tragédie et des expériences de physique ; sed omnia tempus habent[2] ; et, quand j’ai passé trois mois dans les épines des mathématiques, je suis fort aise de retrouver des fleurs.

Je trouve même fort mauvais que le Père Castel ait dit, dans un extrait des Éléments de Newton, que je passais du frivole au solide. S’il savait ce que c’est que le travail d’une tragédie et d’un poëme épique, si sciret donum Dei[3], il n’aurait pas lâché cette parole. La Henriade m’a coûté dix ans ; les Éléments de Newton m’ont coûté six mois, et ce qu’il y a de pis c’est que la Henriade n’est pas encore faite : j’y travaille encore quand le dieu qui me l’a fait faire m’ordonne de la corriger ; car, comme vous savez :

Est deus in nobis ; agitante calescimus illo.

(Ovid., Fast., lib. VI, v. 5.)

Et, pour vous prouver que je sacrifie encore aux autels de ce dieu, c’est que M. Thieriot doit vous faire lire une Mèrope de ma façon, une tragédie française, où, sans amour, sans le secours

de la religion, une mère fournit cinq actes entiers. Je vous prie de m’en dire votre sentiment tout aussi naïvement que vous l’avez dit à Rousseau sur les Aïeux chimériques.

Je sais que non-seulement vous m’aimez, mais que vous aimez la gloire des lettres et celle de votre siècle. Vous êtes bien loin de ressembler à tant d’académiciens, soit de votre tripot, soit de celui des Inscriptions, qui, n’ayant jamais rien produit, sont les mortels ennemis de tout homme de génie et de talent, qui se donneront bien de garde d’avouer que, de leur vivant, la France a eu un poète épique, qui loueront jusqu’à Camoëns pour me rabaisser, et qui, me lisant en secret, affecteront en public de garder le silence sur ce qu’ils estiment malgré eux. Peut-être

· · · · · · · · · · · · · · · Exstinctus amabitur idem.

(Hor., lib. II, ep. i, v. 14.)

Vous êtes trop au-dessus de ces lâches cabales formées par les esprits médiocres ; vous encouragez trop les arts par vos excellents préceptes pour ne pas chérir un homme qui a été formé par eux. Je ne sais pourquoi vous m’appelez pauvre ermite ; si vous aviez vu mon ermitage, tous seriez bien loin de me plaindre. Gardez-vous de confondre le tonneau de Diogène avec le palais d’Aristippe. Notre première philosophic est ici de jouir de tous les agréments qu’on peut se procurer. Nous saurions très-bien nous en passer ; mais nous savons aussi en faire usage, et peut-être, si vous veniez à Cirey, préféreriez-vous la douceur de ce séjour à toutes les infâmes cabales des gens de lettres, au brigandage des journaux, aux jalousies, aux querelles, aux calomnies, qui infestent la littérature. Il y a des têtes couronnées, mon cher abbé, qui ont envoyé dans cet ermitage de Mme  du Châtelet leurs favoris pour venir l’admirer, et qui voudraient y venir eux-mêmes ; et, si vous y veniez, nous en serions tout aussi flattés. La visite du sage vaut celle des princes.

Adieu ; je ne vous écris point de ma main, je suis malade ; je vous embrasse tendrement. Adieu, mon ami et mon maître.

  1. Saint Jean, xiv, 11.
  2. Ecclésiaste, iii, 1.
  3. Jean, iv, 10.