Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 968

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 50-54).
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968. — À M. LE COMTE DES ALLEURS[1].
À Cirey, le 26 novembre.

Si vous n’aviez point signé, monsieur, la lettre ingénieuse et solide dont vous m’avez honoré, je vous aurais très-bien deviné. Je sais que vous êtes le seul homme de votre espèce capable de faire un pareil honneur à la philosophie. J’ai reconnu cette âme de Bayle à qui le ciel, pour sa récompense, a permis de loger dans votre corps. Il appartient à un génie cultivé comme le vôtre d’être sceptique. Beaucoup d’esprit légers et inappliqués décorent leur ignorance d’un air de pyrrhonisme ; mais vous ne doutez beaucoup que parce que vous pensez beaucoup.

Je marcherai sous vos drapeaux une très-grande partie du chemin, et je vous prierai de me donner la main pour le reste de la journée.

Je crois qu’en métaphysique vous ne me trouverez guère hors des rangs que vous aurez marqués. Il y a deux points dans cette métaphysique : le premier est composé de trois ou quatre petites lueurs que tout le monde aperçoit également ; le second est un abîme immense où personne ne voit goutte. Quand, par exemple, nous serons convenus qu’une pensée n’est ni ronde ni carrée, que les sensations ne sont que dans nous et non dans les objets, que nos idées nous viennent toutes par les sens (quoi qu’en disent Descartes et Malebranche), que l’âme, etc., si nous voulons aller un pas plus avant, nous voilà dans le vaste royaume des choses possibles.

Depuis l’éloquent Platon jusqu’au profond Leibnitz, tous les métaphysiciens ressemblent, à mon gré, à des voyageurs curieux qui seraient entrés dans les antichambres du sérail du Grand Turc, et qui, ayant vu de loin passer un eunuque, prétendraient conjecturer de là combien de fois Sa Hautesse a caressé cette nuit son odalisque. Un voyageur dit trois, un autre dit quatre, etc. ; le fait est que le grand sultan a dormi toute la nuit.

Vous avez assurément grande raison d’être révolté de ce ton décisif avec lequel Descartes donne ses mauvais contes de fées ; mais, je vous prie, ne lui reprochez pas l’algèbre et le calcul géométrique : il ne l’a que trop abandonné dans tous ses ouvrages. Il a bâti son château enchanté sans daigner seulement prendre la moindre mesure. Il était un des plus grands géomètres de son temps ; mais il abandonna sa géométrie, et même son esprit géométrique, pour l’esprit d’invention, de système, et de roman. C’est là ce qui devait le décrier, et c’est, à notre honte, ce qui a fait son succès. Il faut l’avouer, toute sa physique n’est qu’un tissu d’erreurs ; lois du mouvement fausses, tourbillons imaginaires démontrés impossibles dans son système, et raccommodés en vain par Huygens ; notions fausses de l’anatomie, théorie erronée de la lumière, matière magnétique cannelée impossible, trois éléments à mettre dans les Mille et une Nuits, nulle observation de la nature, nulle découverte : voilà pourtant ce que c’est que Descartes.

Il y avait de son temps un Galilée qui était un véritable inventeur, qui combattait Aristote par la géométrie et par des expériences, tandis que Descartes n’opposait que de nouvelles chimères à d’anciennes rêveries ; mais ce Galilée ne s’était point avisé de créer un univers, comme Descartes : il se contentait de l’examiner. Il n’y avait pas là de quoi en imposer au vulgaire, grand et petit. Descartes fut un heureux charlatan ; mais Galilée était un grand philosophe.

Que je suis bien de votre avis, monsieur, sur Gassendi ! Il relâche, comme vous dites énergiquement, la force de toutes ses raisons ; mais un plus grand malheur encore, c’est que les raisons lui manquent. Il a deviné bien des choses qu’on a prouvées après lui.

Ce n’est pas assez, par exemple, de combattre le plein par des arguments plausibles ; il fallait qu’un Newton, en examinant le cours des comètes, démontrât de quelle quantité elles vont nécessairement plus vite à la hauteur de nos planètes, et que, par conséquent, elles ne peuvent être portées par un prétendu tourbillon de matière, qui ne peut aller à la fois lentement avec une planète, et rapidement avec une comète, dans la même couche. Il a fallu que M. Bradley découvrît la progression de la lumière, et démontrât qu’elle n’est point retardée dans son chemin d’une étoile à nous, et que, par conséquent, il n’y a point là de matière. Voilà ce qui s’appelle être physicien, Gassendi est un homme qui vous dit en gros qu’il y a quelque part une mine d’or, et les autres vous apportent cet or, qu’ils ont fouillé, épuré, et travaillé.

Ce ne sera donc point, monsieur, sur la physique que je serai entièrement pyrrhonien : car comment douter de ce que l’expérience découvre, et de ce que la géométrie confirme ? Parce que Anaxagore, Leucippe, Aristote, et tous les Grecs babillards, ont dit longuement des absurdités, cela empêche-t-il que Galilée, Cassini, Huygens, n’aient découvert de nouveaux cieux ? La théorie des forces mouvantes en sera-t-elle moins vraie ? Nous avons la longitude et la latitude de deux mille étoiles dont les anciens ne supposaient pas seulement l’existence, et nous avons découvert plus de vérités physiques sur la terre que Flamstead ne compte d’étoiles dans son catalogue.

Tout cela est peu de chose pour l’immensité de la nature, j’en conviens ; mais c’est beaucoup pour la faiblesse de l’homme. Le peu que nous savons étend réellement les forces de l’âme ; l’esprit y trouve autant de plaisirs que le corps en éprouve dans d’autres jouissances qui ne sont pas à mépriser.

Je m’en rapporte à vous sur tout cela. Si le don de penser rend heureux, je vous tiens, monsieur, pour le plus fortuné des hommes. Vous savez jouir, vous savez douter, vous savez affirmer quaud il le faut.

Vous me donnez très-poliment un conseil très-sage, c’est de paraître douter des choses que je veux persuader, et de présenter comme probable ce qui est démontré.

Cosi all egro fanciul porgiamo aspersi
Di soave licor gli orli dol vaso.

(Tasso, Ger. lib., c. I, str. 3.)

Je vous réponds bien que si j’avais fait quelque découverte, quand je la croirais inébranlable, je la donnerais sous les livrées modestes du doute. Il sied bien d’être un peu honteux quand on fait boire aux gens le vin du cru ; mais permettez-moi de m’excuser si j’ai un peu trop vanté Newton ; j’étais plein de ma divinité. Je ne suis pas sujet à l’enthousiasme, au moins en prose. Vous savez qu’en écrivant l’Histoire de Charles XII, je n’ai trouvé qu’un homme où les autres voyaient un héros ; mais Newton m’a paru d’une tout autre espèce. Tout ce qu’il a dit m’a semblé si vrai que je n’ai pas eu le courage de faire la petite bouche. D’ailleurs vous connaissez les Français ; parlez avec défiance de ce que vous leur donnez, ils vous prendront au mot.

Enfin les ménagements ne feront point passer la fausse monnaie pour la bonne, chez la postérité ; et si Newton a trouvé la vérité, elle et lui méritent qu’on les présente avec assurance à son siècle.

Je passe, monsieur, à un article de votre lettre qui n’est pas le moins essentiel ; c’est le goût épuré que vous y faites paraître. Vous voulez qu’on ne donne à la philosophie que les ornements qui lui sont propres, et qu’on n’affecte point de faire le plaisant ni l’homme de bonne compagnie, quand il ne s’agit que de méthode et de clarté.

Ornari res ipsa negat, contenta doceri[2].

À la bonne heure que M. de Fontenelle ait égayé ses Mondes : ce sujet riant pouvait admettre des fleurs et des pompons ; mais des vérités plus approfondies sont de ces beautés mâles auxquelles il faut les draperies du Poussin. Vous me paraissez un des meilleurs faiseurs de draperie que j’aie jamais vus. Mme du Châtelet est entièrement de votre avis. Elle a un esprit qui, comme le dit La Fontaine de Mme de La Sablière,

À beauté d’homme avec grâces de femme.

(liv. XII, fab. xv.)

Elle a lu et relu votre lettre avec une sorte de plaisir qu’elle goûte rarement. Elle avait déjà été bien contente d’une lance que vous avez rompue sur le nez de Crousaz[3], en faveur de Bayle. Elle voudrait bien voir un bâillon de votre façon mis dans la bouche bavarde de ce professeur dogmatique.

Continuez, monsieur, à faire voir que les personnes d’un certain ordre en France ne passent point leur vie à ramper chez un ministre, ou à traîner leur ennui de maison en maison. Empêchez la prescription de la barbarie, et faites honneur à la France.

Permettez-moi de présenter mes très-humbles compliments à un autre philosophe mondain[4] qu’on dit aujourd’hui beaucoup plus joufflu que vous. Il lit moins que vous Bayle et Cicéron ; mais il vit avec vous, et cela vaut bien de bonnes lectures. Mme du Châtelet sera aussi transportée que moi si vous lui faites part de vos idées. Elle en est bien plus digne, quoique je sente tout leur prix. Je suis, etc.

  1. Voyez une note de la lettre 143.

  2. Ornari præcepta negant.
    (Dufresnoi, de Arte graphica, 29)
  3. Voltaire avait écrit Crouzas. Jean-Pierre de Crousaz, nr à Lausanne en 1663, est mort le 22 mai 1750. (B.)
  4. M. des Alleurs le jeune. (Cl.)