Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1030

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 121-123).

1030. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Cirey, le 18 janvier.

Monseigneur, Votre Altesse royale est plus Fédéric[1] et plus Marc-Aurèle que jamais. Les choses agréables partent de votre plume avec une facilité qui m’étonne toujours. Votre instruction pastorale est du plus digne évêque. Vous montrez bien que ceux qui sont destinés à être rois sont en effet les oints du Seigneur. Votre catéchisme est toujours celui de la raison et du bonheur. Heureuses vos ouailles, monseigneur ! le troupeau de Cirey reçoit vos paroles avec la plus grande édification.

Votre Altesse royale me conseille, c’est-à-dire m’ordonne de finir l’histoire du Siècle de Louis XIV. J’obéirai, et je tâcherai même de l’éclaircir avec un ménagement qui n’ôtera rien à la vérité, mais qui ne la rendra pas odieuse. Mon grand but, après tout, n’est pas l’histoire politique et militaire : c’est celle des arts, du commerce, de la police ; en un mot, de l’esprit humain. Dans tout cela il n’y a point de vérité dangereuse. Je ne crois donc pas devoir m’interdire une carrière si grande et si sûre, parce qu’il y a un petit chemin où je peux broncher ; ce qui est entre les mains de Votre Altesse royale ne sera jamais que pour elle[2]. Le vulgaire n’est pas fait pour être servi comme mon prince.

J’ai réformé l’Histoire de Charles XII sur plusieurs mémoires qui m’ont été communiqués par un serviteur du roi Stanislas ; mais, surtout, sur ce que Votre Altesse royale a daigné me faire remettre. Je n’ai pris de ces détails curieux dont vous m’avez honoré que ce qui doit être su de tout le monde, sans blesser personne : le dénombrement des peuples, les lois nouvelles, les établissements, les villes fondées, le commerce, la police, les mœurs publiques ; mais pour les actions particulières du czar, de la czarine, du czarovitz, je garde sur elles un silence profond. Je ne nomme personne, je ne cite personne, non-seulement parce que cela n’est pas de mon sujet, mais parce que je ne ferais pas usage d’un passage de l’Évangile que Votre Altesse royale m’aurait cité, si vous ne l’ordonniez expressément.

Je réforme la Henriade, et je compte par le premier ordinaire soumettre au jugement de Votre Altesse royale quelques changements que je viens d’y faire. Je corrige aussi toutes mes tragédies ; j’ai fait un nouvel acte à Brutus, car enfin il faut se corriger et être digne de son prince et d’Émilie.

Je ne fais point imprimer Mérope, parce que je n’en suis pas encore content ; mais on veut que je fasse une tragédie nouvelle, une tragédie pleine d’amour et non de galanterie, qui fasse pleurer des femmes, et qu’on parodie à la Comédie italienne. Je la fais, j’y travaille il y a huit jours[3] : on se moquera de moi ; mais, en attendant, je retouche beaucoup les Éléments de Newton ; je ne dois rien oublier, et je veux que cet ouvrage soit plus plein et plus intelligible.

Je vous ai rendu, monseigneur, un compte exact de tous les travaux de votre sujet de Cirey ; vraiment, je ne dois pas omettre la nouvelle persécution que Rousseau et l’abbé Desfontaines me font. Tandis que je passe dans la retraite les jours et les nuits dans un travail assidu, on me persécute à Paris, on me calomnie, on m’outrage de la manière la plus cruelle. Mme  la marquise du Châtelet a cru que Thieriot, qui envoie souvent ce qu’on fait contre moi à tout le monde, avait envoyé aussi à Votre Altesse royale un libelle affreux de l’abbé Desfontaines ; elle avait d’autant plus sujet de le croire qu’elle en avait écrit à Thieriot, quelle lui avait demandé la vérité, et que Thieriot n’avait point répondu. Aussitôt voilà le cœur généreux de Mme  du Châtelet, cœur digne du vôtre, qui s’enflamme : elle écrit à Votre Altesse royale ; elle vous fait entendre des plaintes bienséantes dans sa bouche, mais interdites à la mienne. Voici le fait :

Un homme, le chevalier de Mouhy, qui a déjà écrit contre labbé Desfontaines, fait une petite brochure[4] littéraire contre lui ; et, dans cette brochure, il imprime une lettre que j’ai écrite il y a deux ans. Dans cette lettre j’avais cité un fait connu ; que l’abbé Desfontaines, sauvé du feu par moi, avait, pour récompense, fait sur-le-champ un libelle contre son bienfaiteur, et que Thieriot en était témoin. Tout cela est la plus exacte vérité, vérité bien honteuse aux lettres. Si Thieriot, dans cette occasion, craint de nouvelles morsures de l’abbé Desfontaines, s’il s’effraye plus de ce chien enragé qu’il n’aime son ami, c’est ce que j’ignore ; il y a longtemps que je n’ai reçu de ses nouvelles. Je lui pardonne de ne se point commettre pour moi. Je fais un petit Mémoire[5] apologétique pour répondre à l’abbé Desfontaines. Mme  du Châtelet l’a envoyé à Votre Altesse royale ; je l’ai fort corrigé depuis. Je ne dis point d’injures ; l’ouvrage n’est point contre l’abbé Desfontaines, il est pour moi ; je tâche d’y mêler un peu de littérature, afin de ne point fatiguer le public de choses personnelles.

Mais je sens que je fatigue fort Votre Altesse royale par tout ce bavardage. Quel entretien pour un grand prince : Mais les dieux s’occupent quelquefois des sottises des hommes, et les héros regardent des combats de cailles.

Je suis avec le plus profond respect, le plus tendre, le plus inviolable attachement, monseigneur, etc.

  1. Voyez une note de la lettre 629.
  2. Il s’agit peut-être de quelque passage relatif au Masque de fer. ( B.)
  3. Zulime, d’après la lettre 1007, dut être commencée vers le milieu de décembre 1738.
  4. Voltaire voulait faire croire que le Préservatif (voyez tome XXII, page 371) était de. Mouhy.
  5. C’est le Mémoire imprimé tome XXIII, page 27.