Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1033

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 124-127).

1033. — À M. THIERIOT.
Le 18 janvier.

Mon cher Thieriot, je reçois votre lettre du 14. Votre négligence à répondre, trois ou quatre ordinaires, a fait penser à Mme du Châtelet et à Mme de Champbonin que vous aviez envoyé à Son Altesse royale le libelle affreux d’un scélérat ; et Mme de Champbonin en était d’autant plus persuadée que vous lui aviez avoué à Paris que vous régaliez ce prince de tout ce qui se fait contre moi, qu’elle vous l’avait reproché, et qu’elle en était encore émue.

Votre silence, pendant que tout le monde m’écrivait, ne m’a point surpris, moi, qui suis accoutumé à des négligences souvent causées par votre peu de santé ; mais il a indigné au dernier point tout ce petit coin de la Champagne, et vous devez à Mme du Châtelet la réparation la plus tendre des idées cruelles que vous lui aviez données. Il est très-sûr qu’un mot de vous dans le Pour et Contre, si vous n’êtes point brouillé avec Prévost, vous eût fait et vous ferait un honneur infini : car rien n’en fait plus qu’une amitié courageuse.

Je ne sais pourquoi vous m’appelez malheureux et homme à plaindre. Je ne le suis assurément point, si vous êtes un ami aussi fidèle et aussi tendre que je le crois. Je suis au contraire très-heureux qu’un scélérat que j’ai sauvé me mette en état de prouver, papiers originaux en main, mes bienfaits et ses crimes ; et je le remercie de m’avoir donné l’occasion de me faire connaître, sans qu’on puisse m’imputer de la vanité. L’exemple de l’abbé Prévost n’est fait pour moi d’aucune sorte. Je souhaite que ceux qui répondront jamais à des libelles suivent mon exemple, et soient en état de me ressembler,

Mme du Châtelet et tous ceux, sans exception, qui ont vu ici votre lettre, en sont si mécontents qu’elle vous la renvoie. C’est à elle seule, à qui elle s’adresse, à savoir si elle doit être contente, et non à ceux qui l’ont, dites-vous, approuvée sans qu’ils sussent ce que Mme du Châtelet, qui est au fait de toutes les branches d’une affaire qu’ils ignorent, avait droit d’exiger de vous. Il n’y a que deux personnes à consulter en telles affaires, soi-même et la personne à qui l’on écrit.

Quant à l’article des souscriptions[1] que j’ai payées de mon argent, quoique la valeur ne soit jamais venue entre mes mains (comme vous savez), c’est une chose dont vous pouvez et devez très-bien vous charger, car je ne crois pas qu’il y ait deux souscripteurs qui n’aient eu ou le livre ou l’argent, et vous pouvez les payer de celui que vous avez à moi : cela est tout simple ; tout le reste est inutile,

Vos anciennes lettres où vous dites que « Desfontaines est un monstre, qu’il a fait contre moi un libelle intitulé Apologie du sieur de Voltaire[2] ; qu’il a fait imprimer la Henriade à Évreux, avec des vers contre Lamotte ; celles où vous dites que c’est un enragé qui, etc. : » tout cela a été vu, lu, relu ici, signé par vingt personnes, déposé chez un notaire : ainsi nul besoin d’éclaircissement ; mais j’avais besoin, moi, d’un tégmoignage de votre amitié, de votre diligence, d’un zèle honorable pour tous deux, égal à celui que Mme de Bernières[3] a fait paraître. Je l’attendais non-seulement de votre tendresse, mais de votre honneur outragé par un malheureux qui vous a toujours traité avec le dernier mépris, et dont les outrages sont imprimés. Je n’ai jamais soupçonné que vous balançassiez entre l’ami tendre et solide de vingt-cinq années, et le scélérat dont vous ne m’avez jamais parlé qu’avec horreur.

Encore une fois, il ne s’agit que de vous et non de moi. Écrivez à Mme du Châtelet et au prince en termes qui leur persuadent votre amitié, autant que j’en suis persuadé : c’est tout ce que je veux. J’ai fait assez de bien à des ingrats ; j’ai fait d’assez bons ouvrages, et je les retouche avec assez d’assiduité pour ne rien craindre de la postérité, ni pour mon cœur, ni pour mon esprit, qu’on n’appellera ni l’un ni l’autre paresseux. J’ai assez d’amis et de fortune pour vivre heureux dans le temps présent. J’ai assez d’orgueil pour mépriser d’un mépris souverain les discours de ceux qui ne me connaissent pas. En un mot, loin d’avoir eu un instant de chagrin de l’absurde et sot libelle de Desfontaines, j’en ai été peut-être trop aise. Votre seul article m’a désespéré. Entendre dire par tout Paris que vous démentez votre ami, qui a preuve en main, en faveur de votre ennemi ; entendre dire que vous ménagez Desfontaines, c’était un coup de poignard pour un cœur aussi sensible que le mien. Je n’ai donc plus qu’à remercier mon bon ange de deux choses : de la fermeté intrépide de votre amitié, qui ne doit pas être négligente ; et de l’occasion admirable qu’on me donne de confondre mes ennemis.

Écrivez, vous dis-je, à Mme du Châtelet. Point de politique, point de ces lâches misères ; allez vous faire… avec vos gens de cour qui voient votre lettre. Il est question de votre cœur ; il est question de vous attacher, pour le reste de votre vie, l’âme la plus noble qui existe au monde, et que vous adoreriez si vous saviez de quoi elle est capable.

Mme de Champbonin vous a écrit une lettre[4] trempée dans l’amertume de ses larmes. Elle m’aime si vivement qu’il faut que vous lui pardonniez. Mais, croyez-moi, parlez à Mme du Châtelet du ton qui convient à sa sensibilité. Je vous embrasse ; j’oublie tout, hors votre amitié.

Songez qu’en de telles circonstances ne pas écrire à son ami sur-le-champ, c’est le trahir. Négligence est crime.

  1. Voyez la note de la lettre 1031.
  2. Voyez la note de la lettre 1005.
  3. Voyez la note 2 sur la lettre 1026.
  4. Cette lettre, datée du 16 janvier 1739, est dans le tome II des Mémoires de Wagnière et Longchamp, page 438. Voici un court extrait des quatre pages qui la composent : « …. Aujourd’hui* nous recevons une lettre de Mme la présidente de Bernières ; … elle dit formellement que, loin que M. de Voltaire fut nourri et logé par charité chez M. de Dernières, comme l’ose dire un calomniateur si punissable (Desfontaines), il louait un logement chez elle, pour lui et pour vous, payant sa pension et la vôtre. Elle le dit, monsieur, et vous laissez calomnier votre ami ! et quel ami ! un homme qui a hasardé le bonheur de sa vie, et qui porte encore la peine de ces malheureuses Lettres philosophiques… dont vous avez reçu deux cents guinées. Et c’est vous, monsieur, qui laissez dire que M. de Voltaire est accusé de rapines !… Mme du Châtelet est pénétrée du plus vif ressentiment, et M. de Voltaire ne s’occupe qu’à l’apaiser. Voilà l’ami que vous êtes accusé publiquement de trahir… Il n’y a ici (à Cirey) que M. de Voltaire qui prenne votre parti… »
    *. D’après la lettre 1026, dont la date est positive, cette lettre de la présidente avait été reçue au moins la veille.