Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1097

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 203-204).

1097. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON[1].
À Cirey, le 7 mars.

Que direz-vous de moi, monsieur ? Vous me faites sentir vos bontés de la manière la plus bienfaisante, vous ne semblez me laisser de sentiments que ceux de la reconnaissance, et il faut, avec cela, que je vous importune encore. Non, ne me croyez pas assez hardi ; mais voici le fait. Un grand garçon bienfait, aimant les vers, ayant de l’esprit, ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey. Il m’entend parler de vous comme de mon ange gardien, « Oh ! oh ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc ; écrivez-lui en ma faveur. — Mais, monsieur, considérez que j’abuserais… — Eh bien ! abusez, dit-il ; je voudrais être à lui, s’il va en ambassade ; je ne demande rien, je le servirai à tout ce qu’il voudra : je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. » Moi, qui suis bon homme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit trop heureux. « Je verrai M. d’Argenson ! » Et voilà mon grand garçon qui vole à Paris.

J’ai donc, monsieur, l’honneur de vous en avertir. Il se présentera à vous avec une belle mine et une chétive recommandation. Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité ; ce n’est pas ma faute. Je n’ai pu résister au plaisir de me vanter de vos bontés, et un passant a dit : « J’en retiens part. »

S’il arrivait, en effet, que ce jeune homme fût sage, serviable, instruit, et qu’allant en ambassade vous eussiez par hasard besoin de lui, informez-vous-en au noviciat des jésuites. Il a été deux ans novice, malgré lui[2]. Son père, congréganiste de la congrégation des Messieurs[3] (vous connaissez cela), voulait en faire un saint de la compagnie de Jésus ; mais il vaut mieux vivre à votre suite que dans cette compagnie.

Pour moi, je vivrai pour vous être à jamais attaché avec la plus respectueuse et la plus tendre reconnaissance.

  1. Voyez une note sur la lettre 854.
  2. Cet apprenti jésuite est nommé Degouve, à la fin des lettres 1100 et 1116.
  3. Les jésuites avaient deux congrégations dans leurs collèges : celle des écoliers, et celle des sots du quartier, qu’on appelait Congrégation des Messieurs. (K.)