Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1185

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 307-308).

1185. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Insterbourg, 27 juillet.

Mon cher ami, nous voici enfin arrivés, après trois semaines de marche, dans un pays que je regarde comme le non plus ultra du monde civilisé. C’est une province peu connue de l’Europe, mais qui mériterait cependant de l’être davantage, parce qu’elle peut être regardée comme une création du roi mon père.

La Lithuanie prussienne est un duché qui a trente grandes lieues d’Allemagne de long, sur vingt de large, quoiqu’il aille en se rétrécissant du côté de la Samogitie. Cette province fut ravagée par la peste, au commencement de ce siècle, et plus de trois cent mille habitants périrent de maladie et de misère. La cour, peu instruite des malheurs du peuple, négligea de secourir une riche et fertile province, remplie d’habitants, et féconde en toute espèce de productions. La maladie emporta les peuples ; les champs restèrent incultes, et se hérissèrent de broussailles. Les bestiaux ne furent point exempts de la calamité publique. En un mot, la plus florissante de nos provinces fut changée en la plus affreuse des solitudes.

Frédéric 1er mourut sur ces entrefaites, et fut enseveli avec sa fausse grandeur, qu’il ne faisait consister qu’en une vaine pompe, et dans l’étalage fastueux de cérémonies frivoles.

Mon père, qui lui succéda[1] fut touché de la misère publique. Il vint ici sur les lieux, et vit lui-même cette vaste contrée dévastée, avec toutes les affreuses traces qu’une maladie contagieuse, la disette, et l’avarice sordide des ministres, laissent après eux. Douze ou quinze villes dépeuplées, et quatre ou cinq cents villages inhabités et incultes, furent le triste spectacle qui s’offrit à ses yeux. Bien loin de se rebuter par des objets aussi fâcheux, il se sentit pénétré de la plus vive compassion, et résolut de rétablir les hommes, l’abondance et le commerce, dans cette contrée qui avait perdu jusqu’à la forme d’un pays.

Depuis ce temps-là il n’est aucune dépense que le roi n’ait faite pour réussir dans ses vues salutaires. Il fit d’abord des règlements remplis de sagesse ; il rebâtit tout ce que la peste avait désolé ; il fit venir des milliers de familles de tous les côtés de l’Europe. Les terres se défrichèrent, le pays se repeupla, le commerce fleurit de nouveau, et à présent l’abondance règne dans cette fertile contrée plus que jamais.

Il y a plus d’un demi-million d’habitants dans la Lithuanie ; il y a plus de villes qu’il n’y en avait, plus de troupeaux qu’autrefois, plus de richesses et plus de fécondité qu’en aucun endroit de l’Allemagne. Et tout ce que je viens de vous dire n’est dû qu’au roi, qui non-seulement a ordonné, mais qui a présidé lui-même à l’exécution, qui a conçu les desseins, et qui les a remplis lui seul ; qui n’a épargné ni soins, ni peines, ni trésors immenses, ni promesses, ni récompenses, pour assurer le bonheur et la vie à un demi-million d’êtres pensants, qui ne doivent qu’à lui seul leur félicité et leur établissement.

J’espère que vous ne serez point fâché du détail que je vous fais. Votre humanité doit s’étendre sur vos frères lithuaniens comme sur vos frères français, anglais, allemands, etc., et d’autant plus qu’à mon grand étonnement j’ai passé par des villages où l’on n’entend parler que français.

J’ai trouvé je ne sais quoi de si héroïque dans la manière généreuse et laborieuse dont le roi s’y est pris pour rendre ce désert habité, fertile et heureux, qu’il m’a paru que vous sentiriez les mêmes sentiments[2] en apprenant les circonstances de ce rétablissement.

J’attends tous les jours de vos nouvelles d’Enghien. J’espère que vous y jouirez d’un repos parfait, et que l’ennui, ce dieu lourd et pesant, n’osera point passer par les bras d’Émilie pour aller jusqu’à vous. Ne m’oubliez point, mon cher ami, et soyez persuadé que mon éloignement ne fait qu’augmenter l’impatience de vous voir et de vous embrasser. Adieu.

Fédéric.

Mes compliments à la marquise et au duc[3] qu’Apollon dispute à Bacchus.

  1. Le 25 février 1713.
  2. Voltaire dit, dans ses Memoires, que Frédéric-Guiliaume Ier était un véritable Vandale, et il parle du même roi, dans sa lettre du 31 octobre 1740 au président Hénault, comme d’un ogre couronné.
  3. Le duc d’Aremberg ; voyez lettre 1171.