Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1186

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 308-312).

1186. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Bruxelles, 28 juillet.

Monsieur, un Suisse, passant par Bruxelles pour aller à Paris, était désigné pour être dépositaire du plus instructif et du meilleur ouvrage[1] que j’aie lu depuis vingt ans ; mais la crainte de tous les accidents qui peuvent arriver à un étranger inconnu m’a déterminé à ne confier l’ouvrage qu’à l’abbé Moussinot, qui aura l’honneur de vous le rendre.

On m’assure que l’auteur de cet ouvrage unique ne va point enterrer à Lisbonne les talents qu’il a pour conduire les hommes et pour les rendre heureux. Puisse-t-il rester à Paris, et puissè-je le retrouver dans un de ces postes où l’on a fait, jusqu’ici, tant de mal et si peu de bien ! Si je suivais mon goût, je vous jure bien que je ne remettrais les pieds dans Paris que quand je verrais M. d’Argenson à la place[2] de son père, et à la tête des belles-lettres.

La décadence du bon goût, le brigandage de la littérature, me font sentir que je suis né citoyen ; je suis au désespoir de voir une nation si aimable si prodigieusement gâtée. Figurez-vous, monsieur, que M. de Richelieu inspira au roi, il y a quatre ans, l’envie de voir la comédie de l’Héritier ridicule[3], et cela sur une prétendue anecdote de la cour de Louis XIV. On prétendait que le roi et Monsieur avaient fait jouer cette pièce deux fois en un jour. Je suis bien éloigné de croire ce fait ; mais ce que je sais bien, c’est que cette malheureuse comédie est un des plus plats et des plus impertinents ouvrages qu’on ait jamais barbouillés. Les comédiens français eurent tant de honte que Louis XV la leur demandât qu’ils refusèrent de la jouer. Enfin Louis XV a obtenu cette belle représentation des bateleurs de Compiègne ; lui et les siens s’y sont terriblement ennuyés. Qu’arrivera-t-il de là ? Que le roi, sur la foi de M. de Richelieu, croira que cette pièce est le chef-d’œuvre du théâtre, et que, par conséquent, le théâtre est la chose la plus méprisable.

Encore passe, si les gens qui se sont consacrés à l’étude n’étaient pas persécutés ; mais il est bien douloureux de se voir maîtrisé, foulé aux pieds par des hommes sans esprit, qui ne sont pas nés assurément pour commander, et qui se trouvent dans de très-belles places qu’ils déshonorent.

Heureusement il y a encore quelques âmes comme la vôtre ; mais c’est bien rarement dans ce petit nombre qu’on choisit les dispensateurs de l’autorité royale, et les chefs de la nation. Un fripon, de la lie du peuple[4] et de la lie des êtres pensants, qui n’a d’esprit que ce qu’il en faut pour nouer des intrigues subalternes et pour obtenir des lettres de cachet, ignorant et haïssant les lois, patelin et fourbe, voilà celui qui réussit, parce qu’il entre par la chatière ; et l’homme digne de gouverner vieillit dans des honneurs inutiles.

Ce n’était pas à Bruxelles, c’était à Compiègne qu’il fallait que votre livre fût lu. Quand il n’y aurait que cette seule définition-ci, elle suffirait à un roi : « Un parfait gouvernement est celui où toutes les parties sont également protégées. » Que j’aime cela ! « Les savantes recherches sur le droit public ne sont que l’histoire des anciens abus. » Que cela est vrai ! Eh ! qu’importe à notre bonheur de savoir les Capitulaires de Charlemagne ? Pour moi, ce qui m’a dégoûté de la profession d’avocat, c’est la profusion de choses inutiles dont on voulut charger ma cervelle : Au fait ! est ma devise.

Que ce que vous dites sur la Pologne[5] me plaît encore ! J’ai toujours regardé la Pologne comme un beau sujet de harangue, et comme un gouvernement misérable : car, avec tous ses beaux privilèges, qu’est-ce qu’un pays où les nobles sont sans discipline, le roi un zéro, le peuple abruti par l’esclavage, et où l’on n’a d’argent que celui qu’on gagne à vendre sa voix ? Je vous ai déjà parlé, je crois, de la vieille barbarie du gouvernement féodal.

Votre article sur la Toscane[6] : Ils viennent de tomber entre les mains des Allemands, etc., est bien d’un homme amoureux du bonheur public ; et je dirai avec vous :

Barbarus has segetes ! · · · · · · · · · · · · · · ·

(Virg., ecl. I, v. 72.)

Je suis fâché de ne pouvoir relire tout le livre, pour marquer toutes les beautés de détail qui m’ont frappé, indépendamment de la sage économie et de l’enchaînement de principes qui en fait le mérite.

Il y a une anecdote dont je ne puis encore convenir, c’est que les nouvelles rentes ne furent pas proposées par M. Colbert[7]. J’ai toujours ouï dire que ce fut lui-même qui les proposa, étant à bout de ses ressources, et je ne crois pas que Louis XIV consultât d’autres que lui[8].

Avant de finir ma lettre, j’ai voulu avoir encore le plaisir de relire le chapitre VI[9] et la fin du précédent : « Un monarque qui n’a plus à songer qu’à gouverner gouverne toujours bien. » Cette admirable maxime se trouve à la suite de choses très-édifiantes. Mais, pour Dieu, que ce monarque songe donc à gouverner !

Je ne sais si on songe assez à une chose dont j’ai cru m’apercevoir. J’ai manqué souvent d’ouvriers à la campagne ; j’ai vu que les sujets manquaient pour la milice ; je me suis informé en plusieurs endroits s’il en était de même : j’ai trouvé qu’on s’en plaignait presque partout, et j’ai conclu de là que les moines et les religieuses ne font pas tant d’enfants qu’on le dit, et que la France n’est pas si peuplée (proportion gardée) que l’Allemagne, la Hollande, la Suisse, l’Angleterre. Du temps de M. de Vauban nous étions dix-huit millions : combien sommes-nous à présent ? C’est ce que je voudrais bien savoir.

Voilà l’abbé Moussinot[10] qui va monter en chaise, et moi je vais fermer votre livre ; mais je ferai avec lui comme avec vous, je l’aimerai toute ma vie.

On me mande que Prault vient d’imprimer une petite Histoire[11] de Molière et de ses ouvrages, de ma façon. Voici le fait : M. Pallu me pria d’y travailler, lorsqu’on imprimait le Molière in-4o ; j’y donnai mes petits soins ; et, quand j’eus fini, M. de Chauvelin donna la préférence à M. de La Serre :

Sic vos non vobis ! · · · · · · · · · · · · · · ·

(Virg.)

Ce n’est pas d’aujourd’hui que Midas a des oreilles d’âne. Mon manuscrit est enfin tombé à Prault, qui l’a imprimé, dit-on, et défiguré ; mais l’auteur vous est toujours attaché avec la plus respectueuse estime et le plus tendre dévouement.

Mme  du Châtelet, aussi enchantée que moi, vous louera bien mieux.

  1. Les Considérations, dont il est parlé dans les lettres 1157, 1166 et 1170.
  2. Le marquis d’Argenson fut nommé, non pas garde des sceaux, mais ministre des affaires étrangères en 1744.
  3. Comédie en cinq actes, en vers, de Scarron(1649). On lit dans le rrDictionnaire des théâtresrr, par Antoine de Léris, que Louis XIV fit, dit-on, jouer cette pièce trois fois de suite, sans interruption, le même jour. Voici le treizième vers de l’Héritier ridicule ; il sort de la bouche d’une soubrette :
    Pour moi, je ne vais plus quasi que d’une fesse.
  4. C’est probablement René Hérault, lieutenant général de police, que Voltaire désigne ici. Le père de René se nommait Louis Hérault ; c’était un riche marchand de bois, natif de Rouen, qui fut taxé, comme traitant, à 200,000 livres en 1716. Voyez la Vie privée de Louis XV, par Moufle d’Angerville, vol. I, page 165. Le Dictionnaire de la noblesse fait remonter l’origine des Hérault à 1739. (Cl.)
  5. Article 6 du chapitre sur des Considérations.
  6. Article 17 du même chapitre.
  7. Article 10 du chapitre v des Considérations.
  8. Elles furent proposées à Colbert par des membres du parlement, et il les adopta par faiblesse et malgré lui. (K.)
  9. Le chapitre vi des Considérations est intitulé Dispositions à étendre la démocratie en France. Il contient, page 189 de l’édition de 1765, la maxime citée par Voltaire.
  10. Voyez plus haut la lettre 1179 à cet abbé.
  11. Voyez cette Vie de Molière, tome XXIII, page 87.