Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1248

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 391-392).

1248. — À : M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT[1],
le favori des muses.
Bruxelles, ce 2 mars.

Quand à la ville un solitaire envoie
Des fruits nouveaux, honneur de ses jardins,
Nés sous ses yeux, et plantés par ses mains,
Il les croit bons, et prétend qu’on le croie.

Quand, par le don de son portrait flatté,
La jeune Aminte à ses lois vous engage,
Elle ressemble à la divinité
Qui veut vous faire adorer son image.

Quand un auteur, de son œuvre entêté,
Modestement vous en fait une offrande,
Que veut de vous sa fausse humilité ?
C’est de l’encens que son orgueil demande.

Las ! je suis loin de tant de vanité.
À tous ces traits gardez de reconnaître
Ce qui par moi vous sera présenté ;
C’est un tribut, et je l’offre à mon maître.

J’ose donc, monsieur, vous envoyer ce tribut très-indigne ; j’aurais voulu faire encore plus, de changements à ces faibles ouvrages ; mais Bruxelles est l’éteignoir de l’imagination.

Les vers et les galants écrits
Ne sont pas de cette province.
Et dans les lieux où tout est prince
Il est très-peu de beaux esprits.
Jean Rousseau, banni de Paris,
Vit émousser dans ce pays
Le tranchant aigu de sa pince,
Et sa muse, qui toujours grince.
Et qui fuit les jeux et les ris.
Devint ici grossière et mince.

Comment vouliez-vous que je tinsse
Contre les frimas épaissis ?
Voudriez-vous que je redevinsse
Ce que j’étais, quand je suivis
Les traces du pasteur du Mince[2],
Et que je chantais les Henris ?
Apollon la tête me rince,
Il s’aperçoit que je vieillis ;
Il voulut qu’en lisant Leibnitz
De plus rimailler je m’abstinsse ;
Il le voulut, et j’obéis ;
Auriez-vous cru que j’y parvinsse ?

Il serait plus doux, monsieur, de parvenir à avoir l’honneur de vivre avec vous, et à jouir des délices de votre commerce. L’imagination de Virgile eût langui s’il avait vécu loin des Varius et des Pollion. Que dois-je devenir loin de vous ? La France a très-peu de philosophes ; elle a encore moins d’hommes de goût. C’est là où le nombre des élus est prodigieusement petit ; vous êtes un des saints de ce paradis, et Bruxelles est un purgatoire. Il serait l’enfer et les limbes à la fois pour des êtres pensants, si Mme  du Châtelet n’était ici. J’ai lu le Parallèle des Romains[3], etc., comme vous me l’avez ordonné. Il est vrai que la comparaison est un peu étonnante, mais le livre est plein d’esprit ; je le croirais fait par un bâtard de M. de Montesquieu, qui serait philosophe et bon citoyen. J’espère que nous aurons quelque chose de mieux sur l’Histoire de France, et vous savez bien pourquoi. Vous êtes une coquette qui m’avez montré une fois quelques-unes de vos beautés ; je me flatte que, quand je serai à Paris, j’obtiendrai de plus grandes faveurs. Adieu, monsieur ; Mme  du Châtelet, qui est pleine d’estime et d’amitié pour vous, vous fait les plus sincères compliments. Vous connaissez mon tendre et respectueux attachement pour vous.

Le petit ballot de mes rêveries doit être à Paris, par la voiture de samedi, à l’inquisition de la chambre syndicale. Il a été mis au coche de Lille.

  1. Voyez tome XIV, page 79.
  2. Le Mincio, rivière dont les eaux baignent les murs de Mantoue, où, selon Virgile,

    · · · · · · · · · · · · · · · Tardis ingens… flexibus errat

    Mincius, et tenera prætexit arundine ripas.
    '(Georg., III, v. 14.)
  3. Le Parallèle des Romains et des Français, ouvrage publié par l’abbé de Mably en 1740.