Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1251

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 396-397).

1251. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Le 12 mars.

Mon très-cher ange gardien, je fis partir hier, à l’adresse de votre frère, un petit paquet contenant à peu près toutes les corrections que mon grand conseil m’a demandées pour cette Zulime. Je m’étais refroidis sur cet ouvrage, et j’en avais presque perdu l’idée, aussi bien que la copie. Il a fallu que Mlle  Quinault m’ait renvoyé les cinq actes, pour me mettre au fait de mon propre ouvrage. Il est bien difficile de rallumer un feu presque éteint ; il n’y a que le souffle de mes anges qui puisse en venir à bout. Voyez si vous retrouverez encore quelque chaleur dans les changements que j’ai envoyés. Je commence à espérer beaucoup de succès de cet ouvrage aux représentations, parce que c’est une pièce dans laquelle les acteurs peuvent déployer tous les mouvements des passions ; et une tragédie doit être des passions parlantes. Je ne crois pas qu’à la lecture elle fît le même effet, parce que la pièce a trop l’air d’un magasin dans lequel on a brodé les vieux habits de Roxane, d’Atalide, de Chimène, de Callirhoé[1].

J’en reviens à Mahomet, il est tout neuf.

· · · · · · · · · · · · · · · Tentanda via est, qua me quoque possim
Tollere humo.

(Georg., lib. III, v. 8.)

Mais Zulime sera la pièce des femmes, et Mahomet la pièce des hommes : je recommande l’une et l’autre à vos bontés.

Avez-vous oublié Pandore ? Vous m’aviez dit qu’on en pouvait faire quelque chose. Je crois qu’il me sera plus aisé de vous satisfaire sur Pandore que sur Zulime. Je vous avoue que je serais fort aise d’avoir courtisé avec succès, une fois en ma vie, la Muse de l’opéra ; je les aime toutes neuf, et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu’on peut, sans être pourtant trop coquet.

Le prince royal m’a écrit une lettre-touchante[2] au sujet de monsieur son père, qui est à l’agonie. Il semble qu’il veuille m’avoir auprès de lui ; mais vous me connaissez trop pour penser que je puisse quitter Mme  du Châtelet pour un roi, et même pour un roi aimable. Permettez, à ce sujet, que je vous demande un petit plaisir. Vous ne pouvez passer dans la rue Saint-Honoré sans vous trouver auprès d’Hébert[3] ; je vous supplie de passer chez lui, et de voir une écritoire de Martin[4] que nous faisons faire pour la présenter au prince royal. Voyez si elle vous plaît. Le présent est assez convenable à un prince comme lui : c’est Soliman[5] qui envoie un sabre à Scanderbeg ; mais ce maudit Hébert me fait attendre des siècles. Le roi de Prusse se meurt ; et, s’il est mort avant que ma petite écritoire arrive, ma galanterie sera perdue. Il n’y a pas trop de bonne grâce à donner à un roi qui peut rendre beaucoup. Cet air intéressé ôterait tout le mérite de l’écritoire.

Vous devriez bien me dire quelques nouvelles des spectacles ; ils m’intéressent toujours, quoique je sois à présent tout hérissé des épines de la philosophie.

Mais vous ne me mandez jamais rien de ce qui vous regarde, rien sur votre vessie ni sur vos plaisirs ; je m’intéresse à tout cela plus qu’à tous les spectacles du monde. Allez-vous toujours les matins vous ennuyer en robe à juger des plaideurs ?

  1. Callithoé, opéra joué en 1712, est de Roi.
  2. Lettre 1246.
  3. Voyez tome XXXIV, pages 274 et 309.
  4. Voyez tome V, page 60 ; et tome X, page 271.
  5. Mahomet II. Voyez la lettre 883.