Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1264

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 415-417).

11264. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Bruxelles, le 6 avril.

Monseigneur, j’ai reçu le paquet du 18 mars dont Votre Altesse royale m’a honoré. Vous êtes fait assurément pour les choses uniques, et c’en est une que, dans la crise où vous avez été, vous ayez pu faire des choses qui demandent le plus grand recueillement d’esprit. Tout ce que vous dites sur la patience est d’un grand héros et d’un grand génie ; c’est une des plus belles choses que vous ayez daigné m’envoyer. En vous remerciant, monseigneur, des bonnes leçons que je vois là pour moi.

Je la dois sans doute exercer
Cette vertu de patience ;
Les dévots ont su m’y forcer ;
Quand on a pu les courroucer,
Il faut en faire pénitence.
Ces messieurs, prêchant la douceur,
Imitent fort bien le Seigneur :
Ils sont friands de la vengeance.

La traduction de l’ode Rectius vives, Licini, fait voir qu’il y a des Mécènes qui sont eux-mêmes des Horaces. Vous n’avez pas voulu rendre exactement :

Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti ; caret invidenda
    Sobrius aula.

(Hor., lib. II, od. x, v. 5.)

Vous sentez si bien ce qui est propre à notre langue, et les beautés de la latine[1], que vous n’avez pas traduit obsoleti tecti, qui serait très-bas en français.

Loin de la grandeur fastueuse,
La frugale simplicité
N’en est que plus délicieuse.

Ces expressions sont bien plus nobles en français : elles ne peignent pas comme le latin, et c’est là le grand malheur de notre langue, qui n’est pas assez accoutumée aux détails. Au reste, nous faisons médiocrité[2] de cinq syllabes ; si vous voulez absolument n’en mettre que trois, quatre, les princes sont les maîtres,

La fin de l’Épître à M. Jordan est un engagement de rendre les hommes heureux ; vous n’avez pas besoin de le promettre, j’en crois votre caractère, sans avoir besoin de votre parole.

Voici quelques pièces, moitié prose, moitié vers, pour payer mon tribut à celui qui m’enrichit toujours. L’Èpître à M. de Maurepas, l’un de nos secrétaires d’État, est bien pour Votre Altesse royale autant que pour lui : car il me semble que c’est bien là le goût de Votre Altesse royale de protéger également tous les arts, et je suis bien sûr que si quelqu’un avait fait le livre édifiant de Marie Alacoque, vous ne lui donneriez point l’archevêché de Sens[3] pour récompense, avec cent mille livres de rente, taudis qu’on laisse dans la misère des hommes de vrais talents.

Je ne sais si Votre Altesse royale aura reçu certaine écritoire envoyée à Wesel par la poste, cachetée aux armes de la princesse de La Tour, et adressée à M. le général Borcke, ou au commandant de Wesel, pour faire tenir en diligence. Votre Altesse royale m’a envoyé de quoi boire, et moi je prends la liberté d’envoyer de quoi écrire.

Donner un cornet pour du vin
N’est pas grande reconnaissance ;
Mais ce cornet fera, je pense,
Éclore quelque œuvre divin
Qui vaudra tous les vins de France.

Je me flatte que Votre Altesse royale me pardonne ces excessives libertés. J’attends ses derniers ordres sur la réfutation du docteur[4] des ministres ; il y a très-peu de choses à réformer, et je crois toujours qu’il est avantageux pour le genre humain que cet antidote soit public.

Je fais transcrire mon petit exposé de la métaphysique de Newton et de Leibnitz. Le paquet sera gros ; puis-je l’adresser à Wesel ? J’attends vos ordres, auxquels je me conformerai toute ma vie, car vous savez que Minerve, Apollon et la Vertu, m’ont fait votre sujet. Mme du Châtelet aura l’honneur d’envoyer à Votre Altesse royale quelque chose qui la dédommagera de l’ennui que je pourrai lui causer. Je suis, etc.

  1. Frédéric ne savait pas le latin ; peut-être Césarion était-il l’auteur de la traduction critiquée par Voltaire : car Maupertuis, en louant, dans son Éloge de Keyserlingk, le talent de cet ami du roi pour la poésie, rappelle ses traductions de quelques odes d’Horace en vers français.
  2. Voyez la fin de la lettre 1266.
  3. Voyez tome XVII, page 7.
  4. Machiavel, que Voltaire appelle docteur du crime, dans sa lettre 1212.