Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1326

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 491-492).

1326. — À M. THIERIOT.
À Bruxelles, le 6 d’août[1].

Comme je ne connais aucun cérémonial, Dieu merci, je n’ai jamais imaginé qu’il y en eût dans l’amitié, et je ne conçois pas comment vous vous plaignez du silence d’un solitaire qui, retiré loin de Paris et de la persécution, ne peut avoir rien à mander, tandis que vous, qui êtes au centre des arts et des agréments, ne lui avez pas écrit une seule fois dans le temps qu’il paraissait avoir besoin de la consolation de ses amis[2]. Je n’avais pas besoin de cette longue interruption de votre commerce pour en sentir mieux le prix ; mais, si la première loi de l’amitié est de la cultiver, la seconde loi est de pardonner quand on a manqué à la première. Mon cœur est toujours le même, quoique vos faveurs soient inégales. Je ne sais ni vous oublier, ni m’accoutumer à votre oubli, ni vous le trop reprocher.

L’homme dont vous me parlez me sera cher par deux raisons, parce qu’il est savant et qu’il vient de votre part ; mais j’ai peur de l’avoir manqué en chemin. J’étais à la Haye pour une petite commission ; j’en revins hier au soir ; je trouvai votre lettre du 26 juillet à Bruxelles ; j’appris qu’un Français, qui allait à Berlin, m’avait demandé ici en passant, et je juge que c’est ce M. Dumolard[3]. Le roi aime toutes les sortes de littérature et de mérite, et les encourage toutes. Il sait qu’il y a d’autres talents dans le monde que celui de mesurer des courbes. Il est comme le Père céleste : in domo ejus mansiones multæ sunt[4]. Je ne sais si ma retraite me permettra d’être fort utile auprès de lui aux beaux-arts qu’il protège. Une amitié qui m’est sacrée me privera du bonheur de vivre à sa cour, et m’empêchera de le regretter. Plus ses lettres me l’ont fait connaître, et plus je l’admire. Il est né pour être, je ne dis pas le modèle des rois, cela n’est pas bien difficile, mais le modèle des hommes. Il connaît l’amitié, et, soit dit sans reproche, il me donne de ses nouvelles plus souvent que vous.

M. de Maupertuis va honorer sa cour ; c’est quelque chose de mieux que Platon, qui va trouver un meilleur roi que Denys ; il vient d’arriver à Bruxelles, et va de là à Wesel ou à Clèves ; il y trouvera bientôt le plus aimable roi de la terre, entouré de quelques serviteurs choisis qu’il appelle ses amis, et qui méritent ce titre. Ses sujets et les étrangers le comblent de bénédictions. Tout le monde s’embrassait à son retour dans les rues de Berlin ; tout le monde pleurait de joie. Plus de trente familles, que la rigueur du dernier gouvernement avait forcées d’aller en Hollande, ont tout vendu pour aller vivre sous le nouveau roi. Un petit-fils du premier ministre de Saxe, qui a cinquante mille florins de revenu, me disait ces jours passés : « Je n’aurai jamais d’autre maître que le roi de Prusse ; je vais m’établir dans ses États. » Il n’a encore perdu aucune journée, il fait des heureux ; il respecte même la mémoire de son père ; il l’a pleuré, non par ostentation de vertu, mais par l’excès de son bon naturel. Je bénis l’Auteur de la nature d’être né dans le siècle d’un si bon prince. Peut-être son exemple donnera de l’émulation aux autres souverains. Adieu, rougissons de n’être pas aussi vertueux que lui, et de ne pas cultiver assez l’amitié, la première des vertus dont un roi donne l’exemple aux hommes.

  1. Cette lettre n’est point du 26 août, ainsi qu’on la toujours datée. Il faut la classer au 6 du même mois. (G. A.)
  2. Thieriot n’avait pas écrit à Voltaire depuis plus de six mois.
  3. C’est ce même savant qui fit avec Voltaire l’écrit intitulé Connaissance des beautés et des défauts… de la langue française (voyez tome XXIII), et la Dissertation sur Oreste (voyez tome V).
  4. Saint Jean, xiv, 12.