Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1378

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 547-548).

1378. — DU CARDINAL DE FLEURY[1].
À Issy, ce 14 novembre 1740.

Je reçois dans le moment, monsieur, une seconde lettre de vous, et je n’en perds pas un pour y répondre, dans la crainte que M. le marquis de Beauvau ne soit parti de Berlin. Je ne puis qu’approuver le voyage que vous y allez faire, et vous êtes attaché par des titres trop justes et trop pressants au roi de Prusse pour ne pas lui donner cette marque de votre respect et de votre reconnaissance ; le seul motif de la reine de Saba vous eût suffi pour ne pas vous y refuser. Je ne savais pas que le précieux présent que m’a fait Mme la marquise du Châtelet de l’Anti-Machiavel vînt de vous ; il ne m’en est que plus cher, et je vous en remercie de tout mon cœur. Comme j’ai peu de moments à donner à mon plaisir, je n’ai pu en lire jusqu’ici qu’une quarantaine de pages, et je tâcherai de l’achever dans ce que j’appelle fort improprement ma retraite : car elle est par malheur trop troublée pour mon repos.

Quel que soit l’auteur de cet ouvrage, s’il n’est pas prince, il mérite de l’être, et le peu que j’en ai lu est si sage, si raisonnable, et renferme des principes si admirables, que celui qui l’a fait serait digne de commander aux autres hommes, pourvu qu’il eût le courage de les mettre en pratique. S’il est né prince, il contracte un engagement bien solennel avec le public ; et l’empereur Antonin ne se serait pas acquis la gloire immortelle qu’il conservera dans tous les siècles s’il n’avait soutenu par la justice de son gouvernement la belle morale dont il avait donné des leçons si instructives à tous les souverains.

Vous me dites des choses si flatteuses pour moi que je n’ai garde de les prendre à la lettre ; mais elles ne laissent pas de me faire un sensible plaisir, parce qu’elles sont du moins une preuve de votre amitié. Je serais infiniment touché que Sa Majesté prussienne pût trouver dans ma conduite quelque conformité avec ses principes ; mais du moins puis-je vous assurer que je sens et regarde les siens comme le modèle du plus parfait et du plus glorieux gouvernement.

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Je tombe sans y penser dans des réflexions politiques, et je finis en vous assurant que je tâcherai de ne pas me rendre indigne de la bonne opinion que Sa Majesté prussienne daigne avoir de moi. Il a la qualité de prince de trop ; et s’il n’était qu’un simple particulier, on se ferait un bonheur de vivre avec lui en société. Je vous porte envie, monsieur, d’en jouir, et vous félicite d’autant plus que vous ne le devez qu’à vos talents et à vos sentiments, etc.

  1. Réponse à la lettre 1374.