Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1419

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 27-29).

1419. — À M. DE CIDEVILLE.
À Bruxelles, ce 13 mars.

Devers Pâque on doit pardonner
Aux chrétiens qui font pénitence :
Je la fais ; un si long silence
À de quoi me faire damner ;
Donnez-moi plénière indulgence.

Après avoir, en grand courrier,
Voyagé pour chercher un sage,
J’ai regagné mon colombier[1],
Je n’en veux sortir davantage ;
J’y trouve ce que j’ai cherché,
J’y vis heureux, j’y suis caché.
Le trône et son fier esclavage,
Ces grandeurs dont on est touché,
Ne valent pas notre ermitage.
 
Vers les champs hyperboréens
J’ai vu des rois dans la retraite
Qui se croyaient des Antonins ;
J’ai vu s’enfuir leurs bons desseins
Aux premiers sons de la trompette.

Ils ne sont plus rien que des rois ;
Ils vont par de sanglants exploits
Prendre ou ravager des provinces ;
L’ambition les a soumis.
Moi, j’y renonce ; adieu les princes ;
Il ne me faut que des amis.

Ce sont surtout des amis tels que mon cher Cideville qui sont très au-dessus des rois. Vous me direz que j’ai donc grand tort de leur écrire si rarement mais aussi il faut m’écouter dans mes défenses. Malgré ces rois, ces voyages, malgré la physique, qui m’a encore tracassé[2] ; malgré ma mauvaise santé, qui est fort étonnée de toute la peine que je donne à mon corps, j’ai voulu rendre Mahomet digne de vous être envoyé. Je l’ai remanié, refondu, repoli, depuis le mois de janvier. J’y suis encore. Je le quitte pour vous écrire. Enfin je veux que vous le lisiez tel qu’il est ; je veux que vous ayez mes prémices, et que vous me jugiez en premier et dernier ressort. La Noue vous aura mandé sans doute que nos deux Mahomet se sont embrassés à Lille. Je lui lus le mien il en parut assez content ; mais moi, je ne le fus pas, et je ne le serai que quand vous l’aurez lu à tête reposée. Ce La Noue me paraît un très-honnête garçon, et digne de l’amitié dont vous l’honorez. Il faut que Mlle Gautier[3] ait récompensé en lui la vertu, car ce n’est pas à la figure qu’elle s’était donnée ; mais à la fin elle s’est lassée de rendre justice au mérite.

Or mandez-moi, mon cher ami, comment il faut s’y prendre pour vous faire tenir mon manuscrit. Je ne sais si vous avez reçu l’Anti-Machiavel, que j’envoyai pour vous à Prault le libraire, à Paris. Je le soupçonne d’être avec les autres dans la chambre infernale qu’on nomme syndicale. Il est plaisant que le Machiavel soit permis, et que l’antidote soit contrebande. Je ne sais pas pourquoi on veut cacher aux hommes qu’il y a un roi qui a donné aux hommes des leçons de vertu. Il est vrai que l’invasion de la Silésie est un héroïsme d’une autre espèce que celui de la modération tant prêchée dans l’Anti-Machiavel. La chatte métamorphosée en femme[4] court aux souris dès qu’elle en voit, et le prince jette son manteau de philosophe et prend l’épée dès qu’il voit une province à sa bienséance.

Puis fiez-vous à la philosophie[5] !

Il n’y a que la philosophe Mme du Châtelet dont je ne me défie pas. Celle-là est constante dans ses principes, et plus fidèle encore à ses amis qu’à Leibnitz.

À propos, monsieur le conseiller, vous saurez que cette philosophe a gagné un préliminaire de son procès, fort important, et qui paraissait désespéré. Son courage et son esprit l’ont bien aidée. Enfin je crois que nous sortirons heureusement du labyrinthe de la chicane où nous sommes.

Mais vous, que faites-vous ? où êtes-vous ?

Quae circumvolitas agilis thyma ?

(Hor., lib. I, ep. iii, v. 21.)

Mandez un peu de vos nouvelles au plus ancien et au meilleur de vos amis. Bonjour, mon très-cher Cideville. Mme du Châtelet vous fait mille compliments.

  1. Allusion à la fable de La Fontaine intitulée les Deux Pigeons. Voltaire se compare encore au pigeon voyageur, dans sa lettre adressée de Francfort, le
    4 juin 1753, à d’Argental.
  2. C’est en 1741 que parurent la première édition en trois parties des Éléments de la Philosophie de Newton, dont Beuchot a parlé dans son Avertissement, tome XXII, page 398, et les Doutes sur la mesure des forces motrices, voyez tome XXIII, page 165.
  3. Voyez plus haut une note de la lettre 1404.
  4. La Fontaine, liv. II, fab. xviii.
  5. C’est à peu près le vers 107 du chant X de la Pucelle.