Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1990

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 37-38).
1990. — À M. L’ABBÉ RAYNAL[1].
Lunéville, le 30 juillet.

Vous m’avez fait, monsieur, le plus sensible plaisir. Vos lettres sont, après votre conversation, l’une des choses que j’aime le mieux. Vous n’avez pas assurément diminué le goût que j’ai pour vous ; j’aurais mieux aimé que vous m’eussiez annoncé votre ouvrage[2], que la plupart des livres dont vous me parlez. Je ne ferai venir que celui[3] de M. de Buffon ; il pourra m’apprendre des vérités. Les Lettres de Rousseau, qui sont en chemin, ne me diront que des mensonges, et encore ce seront des mensonges mal écrits. Il y a loin, assurément, entre ce forgeur de rimes recherchées et un homme d’esprit, et encore plus loin entre lui et un honnête homme. Si c’est Racine le fils, ou Racine, fi ! comme disait l’abbé Gédoin, qui a fait imprimer ces Lettres[4], il a fait là une vilaine action ; mais je ne veux pas l’en soupçonner. Il doit être dégoûté de faire imprimer des lettres ; et, d’ailleurs, je lui crois trop de probité pour penser qu’il se soit avili à rendre publiques de plates et d’insipides calomnies. Il y a un autre homme que j’en soupçonne. Je ne désespère pas qu’on ne nous donne incessamment un recueil de lettres de l’abbé Desfontaines, de Chausson et de Deschauffours[5]. Au reste, je puis vous assurer que, si je voulais publier des lettres originales que j’ai entre les mains, je ferais voir que Rousseau a vécu en méchant homme, et est mort en hypocrite. Mais à quoi lui ont servi ses méchancetés ? à lui faire traîner une vie vagabonde et malheureuse, à le chasser de chez tous ses maîtres, à lui laisser pour toute ressource un juif condamné à Paris à être roué. Les honnêtes gens doivent être affligés que ce coquin-là ait fait de beaux vers.

L’homme[6] dont vous parlez, qui fait de mauvaises épigrammes contre un corps dont il était exclu, est bien aussi méchant que Rousseau ; mais il n’a pas, comme lui, de quoi racheter un peu ses vices.

Je connais de réputation Aaron Hill[7] ; c’est un digne Anglais : il nous pille, et il dit du mal de ceux qu’il vole.

Mme  du Châtelet a écrit au gouverneur[8] de Vincennes pour le prier d’adoucir, autant qu’il le pourra, la prison de Socrate-Diderot, Il est honteux que Diderot soit en prison, et que Roi ait une pension. Ces contrastes-là font saigner le cœur.

Adieu, monsieur ; vous m’avez mis en goût, ne m’abandonnez pas, je vous en prie ; écrivez quelquefois à votre zélé partisan, à votre ami, et ne faites pas plus de cérémonies que moi.

  1. Guillaume-Thomas-François Raynal, né le 11 mars 1713, mort le 6 mars 1796.
  2. Sans doute les Anecdotes littéraires, dont la première édition parut en 1750.
  3. Le commencement de l’Histoire naturelle, dont la première édition parut de 1749 à 1788.
  4. L. Racine, qu’on disait éditeur des Lettres de Rousseau, 1749 ou 1750, cinq volumes petit in-12, repousse ce titre dans une lettre imprimée au Mercure d’août 1749.
  5. Pédéraste comme Chausson. Voyez la note du vers 134 de la Guerre civile de Genève, chant Ier (tome IX).
  6. Voltaire entend probablement parler de Roi, qui, après avoir insulté séparément presque tous les membres de l’Académie française, en attaqua le corps entier, dans une allégorie intitulée le Coche.
  7. Poëte dramatique, auteur d’une Mérope imitée de Voltaire, et d’une traduction de Zaïre sous le titre de Zara. Voyez l’avant-dernier alinéa de la lettre du 16 mars 1736, à Thieriot.
  8. François-Bernardin, marquis du Châtelet-Clémont, parent d’Émilie, et beau-frère du maréchal de Richelieu ; mort en septembre 1754.