Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1997

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 45-47).

1997. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Lunéville, le 18 août.

J’ai reçu vos vers très-plaisants[1]
Sur notre triste Académie.
Nos Quarante sont fort savants ;
Des mots ils sentent l’énergie,
Et de prose et de poésie
Ils donnent des prix tous les ans ;
Ils font surtout des compliments ;
Mais aucun n’a votre génie.

Votre Majesté pense bien que j’ai plus d’envie de lui faire ma cour qu’elle n’en a de me souffrir auprès d’elle. Croyez que mon cœur a fait très-souvent le voyage de Berlin, tandis que vous pensiez qu’il était ailleurs. Vous avez excité la crainte, l’admiration, l’intérêt, chez les hommes. Permettez que je vous dise que j’ai toujours pris la liberté de vous aimer. Cela ne se dit guère aux rois, mais j’ai commencé sur ce pied-là avec Votre Majesté, et je finirai de même. J’ai bien de l’impatience de voir votre Lutrin[2], ou votre Batrachomyomachie homérique sur M. de Valori.


Mais un ministre d’importance,
Envoyé du roi très-chrétien,
Et sa bedaine, et sa prestance,
Le courage du Prussien,
La fuite de l’Autrichien,
Que votre active vigilance
À cinq fois battu comme un chien ;
Tout ce grand fracas héroïque,
Vos aventures, vos combats.
Ont un air un peu plus épique
Que les grenouilles et les rats
Chantés par ce poëte unique,
Qu’on admire et qu’on ne lit pas.

Votre Majesté, en me parlant des maréchaux de Belle-Isle et de Saxe, dit qu’il faut que chacun fasse son métier ; vraiment, sire, vous en parlez bien à votre aise, vous qui faites tant de métiers à la fois, celui de conquérant, de politique, de législateur, et, qui pis est, le mien, qu’assurément vous faites le plus agréablement du monde. Vous m’avez remis sur les voies de ce métier, que j’avais abandonné. J’ai l’honneur de joindre ici un petit essai d’une nouvelle tragédie de Catilina ; en voici le premier acte ; peut-être a-t-il été fait trop vite. J’ai fait en huit jours ce que Crébillon avait mis vingt-huit ans à achever ; je ne me croyais pas capable d’une si épouvantable diligence ; mais j’étais ici sans mes livres. Je me souvenais de ce que Votre Majesté m’avait écrit sur le Catilina de mon confrère ; elle avait trouvé mauvais, avec raison, que l’histoire romaine y fût entièrement corrompue[3] ; elle trouvait qu’on avait fait jouer à Catilina le rôle d’un bandit extravagant, et à Cicéron celui d’un imbécile. Je me suis souvenu de vos critiques très-justes ; vos bontés polies pour mon vieux confrère ne vous avaient pas empêché d’être un peu indigné qu’on eût fait un tableau si peu ressemblant de la république romaine. J’ai voulu esquisser la peinture que vous désiriez ; c’est vous qui m’avez fait travailler ; jugez ce premier acte : c’est le seul que je puisse actuellement avoir l’honneur d’envoyer à Votre Majesté ; les autres sont encore barbouillés. Voyez si j’ai réhabilité Cicéron, et si j’ai attrapé la ressemblance de César.


Entre ces deux héros prenez votre balance,
Décidez entre leurs vertus.
César, je le prévois, aura la préférence :
Quelque juste qu’on soit, c’est notre ressemblance
Qui nous touche toujours le plus.

Je ne vous ai point envoyé cette comédie de Nanine. J’ai cru qu’une petite fille que son maître épouse ne valait pas trop la peine de vous être présentée. Mais, si Votre Majesté l’ordonne, je la ferai transcrire pour elle. Je suis actuellement avec le sénat romain, et je tâche de mériter les suffrages de Frédéric le Grand,


De qui je suis avec ardeur
Le très-prosterné serviteur.
Et l’éternel admirateur,
Sans être jamais son flatteur. V.

  1. Voyez la lettre 1984. La réponse à la lettre ci-dessus est du 4 septembre suivant.
  2. Le Palladion, voyez la lettre 1947.
  3. Voyez tome XXXVI, page 573.