Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2108
Mon cher ami, vous êtes tout ébaubi de recevoir de moi une lettre datée de Sans-Souci. Madame la margrave a bien voulu permettre que j’eusse l’honneur de l’y suivre ; mais, par malheur, elle y a eu un accès de fièvre. Si le maître de la maison eût été là[1], elle n’y serait pas tombée malade. J’ai apporté avec moi le troisième tome du philosophe de la vigne.
Ma foi, plus je lis, plus j’admire
Le philosophe de ces lieux :
Son sceptre peut briller aux yeux,
Mais mon oreille aime encor mieux
Les sons enchanteurs de sa lyre.
Ce feu, que dans les cieux vola
Le demi-dieu qui modela
Notre première mijaurée ;
Ce feu, cette essence sacrée
Dont ailleurs assez peu l’on a,
Est donc tout en cette contrée !
Ou bien, du haut de l’Empyrée
L’esprit d’Horace s’en alla
Sur le rivage de la Sprée,
Et sur le trône d’Attila ;
Le feu roi, s’il voyait cela.
En aurait l’âme pénétrée.
Le philosophe de Sans-Souci n’aura pas quinze jours à employer à mettre ce volume dans sa perfection ; mais quand il y travaillerait trois mois, il n’aurait rien à regretter. Il ne faut pas qu’il y ait un doigt trop long, ni un ongle mal fait à la Vénus de Médicis. Les statues qui ornent les jardins ne vaudront pas les monuments de la bibliothèque. Que d’esprit, et de toutes sortes d’esprit ! Et où diable a-t-il pêché tout cela ? Et comment imaginer qu’il y ait tant de fleurs dans vos sables, et comment tant de grâces avec tant d’occupations profondes ! Je crois que je rêve. J’ai écrit à du Vernage ; j’ai, Dieu merci, donné ma démission de tout ; je ne veux plus tenir qu’à Frédéric le Grand. Bonsoir ! je ne sais pas trop les jours de poste. Ce chiffon arrivera à Stettin quand il pourra.
P. S. Il pleut des fièvres. J’ai deux domestiques sur le grabat. Je me sauve par les pilules de Stahl. Je suis constant.
- ↑ Si fuisses hic, frater meus non fuisset mortuus. (Jean. xi. 21.)