Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2108

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 151-152).

2108. — À M. DARGET.
À Sans-Souci, ce 9 ou 10 … 1750.

Mon cher ami, vous êtes tout ébaubi de recevoir de moi une lettre datée de Sans-Souci. Madame la margrave a bien voulu permettre que j’eusse l’honneur de l’y suivre ; mais, par malheur, elle y a eu un accès de fièvre. Si le maître de la maison eût été là[1], elle n’y serait pas tombée malade. J’ai apporté avec moi le troisième tome du philosophe de la vigne.


Ma foi, plus je lis, plus j’admire
Le philosophe de ces lieux :
Son sceptre peut briller aux yeux,
Mais mon oreille aime encor mieux
Les sons enchanteurs de sa lyre.
Ce feu, que dans les cieux vola
Le demi-dieu qui modela
Notre première mijaurée ;
Ce feu, cette essence sacrée
Dont ailleurs assez peu l’on a,
Est donc tout en cette contrée !
Ou bien, du haut de l’Empyrée
L’esprit d’Horace s’en alla
Sur le rivage de la Sprée,
Et sur le trône d’Attila ;
Le feu roi, s’il voyait cela.
En aurait l’âme pénétrée.

Le philosophe de Sans-Souci n’aura pas quinze jours à employer à mettre ce volume dans sa perfection ; mais quand il y travaillerait trois mois, il n’aurait rien à regretter. Il ne faut pas qu’il y ait un doigt trop long, ni un ongle mal fait à la Vénus de Médicis. Les statues qui ornent les jardins ne vaudront pas les monuments de la bibliothèque. Que d’esprit, et de toutes sortes d’esprit ! Et où diable a-t-il pêché tout cela ? Et comment imaginer qu’il y ait tant de fleurs dans vos sables, et comment tant de grâces avec tant d’occupations profondes ! Je crois que je rêve. J’ai écrit à du Vernage ; j’ai, Dieu merci, donné ma démission de tout ; je ne veux plus tenir qu’à Frédéric le Grand. Bonsoir ! je ne sais pas trop les jours de poste. Ce chiffon arrivera à Stettin quand il pourra.

P. S. Il pleut des fièvres. J’ai deux domestiques sur le grabat. Je me sauve par les pilules de Stahl. Je suis constant.

  1. Si fuisses hic, frater meus non fuisset mortuus. (Jean. xi. 21.)