Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2133

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 184-185).
2133. — À MADAME DENIS.
Potsdam, le 13 octobre.

Nous voilà dans la retraite de Potsdam ; le tumulte des fêtes est passé, mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me trouver auprès d’un roi qui n’a ni cour ni conseil. Il est vrai que Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier ; mais, Dieu merci, je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans mon appartement, au son du tambour. Je me suis retranché les dîners du roi ; il y a trop de généraux et de princes. Je ne pouvais m’accoutumer à être toujours vis-à-vis d’un roi en cérémonie, et à parler en public. Je soupe avec lui en plus petite compagnie. Le souper est plus court, plus gai et plus sain. Je mourrais au bout de trois mois, de chagrin et d’indigestion, s’il fallait dîner tous les jours avec un roi en public.

On m’a cédé, ma chère enfant, en bonne forme, au roi de Prusse, Mon mariage est donc fait ; sera-t-il heureux ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de tant d’années. Le cœur m’a palpité à l’autel. Je compte venir, cet hiver prochain, vous rendre compte de tout, et peut-être vous enlever. Il n’est plus question de mon voyage d’Italie ; je vous ai sacrifié sans remords le saint-père et la ville souterraine[1] ; j’aurais dû peut-être vous sacrifier Potsdam. Qui m’aurait dit, il y a sept ou huit mois, quand j’arrangeais ma maison avec vous, à Paris, que je m’établirais à trois cents lieues, dans la maison d’un autre ? et cet autre est un maître ! Il m’a bien juré que je ne m’en repentirais pas ; il vous a comprise, ma chère enfant, dans une espèce de contrat qu’il a signé avec moi, et que je vous enverrai ; mais viendrez-vous gagner votre douaire de quatre mille livres ?

J’ai bien peur que vous ne fassiez comme Mme  de Rottembourg, qui a toujours préféré les opéras de Paris à ceux de Berlin. Ô destinée ! comme vous arrangez les événements, et comme vous gouvernez les pauvres humains !

Il est plaisant que les mêmes gens de lettres de Paris qui auraient voulu m’exterminer, il y a un an, crient actuellement contre mon éloignement, et l’appellent désertion[2]. Il semble qu’on soit fâché d’avoir perdu sa victime. J’ai très-mal fait de vous quitter, mon cœur me le dit tous les jours plus que vous ne pensez ; mais j’ai très-bien fait de m’éloigner de ces messieurs-là.

Je vous embrasse avec tendresse et avec douleur.

  1. Herculanum.
  2. On prétendait que Voltaire, cessant d’être Français, s’était fait Prussien.