Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2178

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 234-235).

2178. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 23 janvier.

Il faut que je me sois très-mal expliquée dans ma dernière lettre[1], puisque vous n’en avez pas compris le sens. Peut-être étais-je dans ce moment-là inspirée du Saint-Esprit. Comme vous n’êtes pas apôtre, vous avez trouvé fort obscur ce que je croyais fort clair. J’en viens à l’explication. Le duc de Wurtemberg m’a marqué qu’il avait dessein d’engager le marquis d’Adhémar à son service. J’ai craint qu’il ne vous prévînt, et vous ai prié de faire en sorte que le marquis refuse les propositions qu’on lui fera de la part du duc. Le margrave ne vous démentira point par rapport aux quinze cents écus d’appointements que vous lui avez offerts. Je vous prie de dépécher cette affaire, et d’engager M. d’Adhémar à se rendre bientôt ici. On lui destine une charge de cour au-dessus de celle de chambellan, et vous pouvez compter que le margrave aura pour lui toutes les attentions imaginables.

Je crois que votre séjour en Allemagne inspire dans tous les cœurs la fureur de réciter des vers. La cour de Wurtemberg revient exprès ici pour histrioner avec nous. Le sensé Uriot[2] nous a choisi, selon moi, la plus détestable pièce de théâtre qu’il y ait pour la versification : c’est Oreste et Pylade, de Lamotte[3]. J’admire les différentes façons de penser qu’il y a dans le monde. Vous excluez les femmes de vos tragédies de Potsdam, et nous voudrions, si nous avions un Voltaire, retrancher les hommes de celles que nous jouons ici. N’y aurait-il pas moyen que vous pussiez nous accommoder une de vos pièces, et y donner les deux principaux rôles aux femmes ? Le duc[4] et ma fille jouent joliment ; mais c’est tout. Le pauvre Montperny[5] est encore trop languissant pour prendre un grand rôle, et le reste ne fait qu’estropier vos pièces. Je n’ai osé proposer Sémiramis, la duchesse mère ayant représenté cette pièce à Stuttgard.

J’ai vu, ces jours passés, un personnage singulier ; c’est un référendaire du pape, prélat, chanoine de Sainte-Marie, et, malgré tout cela, homme sensé, déchaîné contre les moines, à l’abri du préjugé, et ne parlant que de tolérance.

Votre petit acteur est arrivé[6]. Comme j’ai été tout ce temps fort incommodée, je ne l’ai point encore vu ; mais on m’en dit beaucoup de bien.

Venez bientôt nous voir dans notre couvent ; c’est tout ce que nous souhaitons. Le margrave vous fait bien des amitiés. Saluez tous les frères qui se souviennent encore de moi, et soyez persuadé que l’abbesse de Baireuth ne désire rien tant que de pouvoir convaincre frère Voltaire de sa parfaite estime.

Wilhelmine.

  1. La lettre 2169.
  2. Voyez la note 2, tome XXXVI, page 260.
  3. Oreste et Pylade est de La Grange-Chancel.
  4. Charles-Eugène, duc de Wurtemberg, né en 1728, et marié en 1748 à Élisabeth-Frédérique-Sophie, fille de la margrave de Baireuth.
  5. Voyez la lettre 2116.
  6. Heurtaud ; voyez la lettre 2112 et le dernier alinéa de la lettre 2171.