Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2182

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 238-240).

2182. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

Sire, Votre Majesté joint à ses grands talents celui de connaître les hommes. Mais, pour moi, je ne comprends pas comment, dans ma retraite (royale à la vérité, mais encore plus philosophique) dans laquelle on n’a rien à se disputer, et qui devrait être l’asile de la paix, le diable peut encore semer sa zizanie. Pourquoi souleva-t-on d’Arnaud contre moi ? pourquoi le rendit-on méchant ? Pourquoi corrompit-on mon secrétaire[1] ? Pourquoi m’a-t-on attaqué auprès de vous par les rapports les plus bas et par les détails les plus vils ? Pourquoi vous fit-on dire, dès le 29 novembre, que j’avais acheté pour quatre-vingt mille écus de billets de la Stère[2], tandis que je n’en ai jamais eu un seul, et qu’ayant été publiquement sollicité par le juif Hirschell d’en prendre comme les autres, et ayant consulté le sieur Kircheisen sur la nature de ces effets, j’avais, dès le 24 novembre, révoqué mes lettres de change, et défendu à Hirschell de prendre pour moi un seul billet en question ? Pourquoi dicta-t-on à Hirschell une lettre calomnieuse adressée à Votre Majesté, lettre dont tous les points sont reconnus autant de mensonges par un jugement authentique ? Pourquoi osa-t-on dire à Votre Majesté que l’arrêt nécessaire de la personne de ce juif, arrêt sans lequel j’aurais perdu dix mille écus de lettres de change, arrêt fait selon toutes les règles, était contre toutes les règles ? Pardon, sire ; que votre grand cœur me permette de continuer. Pourquoi poursuivre ainsi auprès de vous un malheureux étranger, un malade, un solitaire, qui n’est ici que pour vous seul, à qui vous tenez lieu de tout sur la terre, qui a renoncé à tout pour vous entendre et pour vous lire, que son cœur seul a conduit à vos pieds, qui n’a jamais dit un seul mot qui pût blesser personne, et qui, malgré ce qu’il a essuyé, ne se plaindra de personne ? Pourquoi m’avait-on prédit ces persécutions, prédictions que vous avez lues[3], et que votre bonté me promit[4] de détourner et de rendre inutiles ? Pourquoi a-t-on forcé d’Argens de partir ? Pourquoi m’a-t-on accablé si cruellement ? Voilà, je vous le jure, un problème que je ne peux résoudre.

Ce procès que j’ai eu, que j’ai gagné dans tous ses points, n’ai-je pas tout tenté pour ne le point avoir ? On m’a forcé à le soutenir, sans quoi j’étais volé de treize mille écus ; tandis que je soutiens depuis huit mois, à Paris, la dépense d’une grosse maison, et que, par le désordre où j’ai laissé mes affaires, comptant passer deux mois à vos pieds, je souffre, depuis cinq mois, sans le dire, la saisie de tous mes revenus à Paris, Cependant on m’a fait passer auprès de Votre Majesté pour un homme bassement intéressé. Voilà pourquoi, sire, j’avais prié Darget de se jeter pour moi à vos pieds, et de vous supplier de supprimer ma pension[5] ; non pas assurément pour rejeter vos bienfaits, dont je suis pénétré, mais pour convaincre Votre Majesté qu’elle est mon unique objet. Suis-je venu chercher ici de l’éclat, de la grandeur, du crédit ? Je voulais vivre dans une solitude, et admirer quelquefois votre personne et vos ouvrages, travailler, souffrir patiemment les maux où la nature me condamne, et attendre doucement la mort. Voilà ce que je désire encore. Je ne serai pas plus solitaire auprès de Potsdam que dans votre palais de Berlin. Si Darget vous a parlé des prières que j’osais vous faire pour cet arrangement, je vous supplie, sire, de les oublier, et de me pardonner les propositions que j’avais hasardées. Je vivrai très-bien auprès de Potsdam, avec ce que Votre Majesté daigne m’accorder. J’y resterai, sous le bon plaisir de Votre Majesté, jusqu’au printemps, et alors j’irai faire un tour à Paris pour mettre un ordre certain pour jamais dans mes affaires. J’ose me flatter que l’assurance de ne pas déplaire à un grand homme pour qui seul je vis, je sens, et je pense, adoucira la maladie dont je suis tourmenté, laquelle demande du repos, et surtout la paix de l’âme ; sans quoi la vie est un supplice. Permettez-moi donc, sire, d’aller m’établir au Marquisat jusqu’au printemps ; j’irai dans quelques jours, dès que la lie du procès sera bue et que tout sera fini. Voilà la grâce que je supplie Votre Majesté de daigner faire à un homme qui voudrait passer à vos pieds le peu de jours qui lui restent.

J’avais, sire, minuté cette lettre, pour la transcrire d’une manière plus respectueuse ; mais mes souffrances ne me permettent pas de la recommencer, et j’espère que Votre Majesté aura assez de compassion de mon accablement pour daigner recevoir ma lettre avec bonté, dans l’état où je la lui présente, avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.

  1. Tinois : voyez les lettres 2022 et 2168.
  2. Steuer, banque. On appela Steuer-Cheine des billets faits en Saxe pour payer les contributions imposées à ce pays pendant la guerre de Sept ans. Les porteurs de ces valeurs devaient en toucher non-seulement les intérêts, mais encore le capital dans un temps déterminé. Quoique tous ces billets, d’après le traité de Dresde, ne dussent être l’objet d’aucun trafic, la spéculation s’en était emparée.
  3. Voyez la lettre à Mme  Denis, du 18 décembre 1752.
  4. Voyez la lettre de Frédéric du 23 août 1750.
  5. Voyez la lettre 2170.