Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2485

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 542-543).

2485. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 18 décembre.

Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc de Wurtemherg : c’est une petite fortune assurée pour votre vie. J’y joins mon testament. Ce n’est pas que je croie à votre ancienne prédiction que le roi de Prusse me ferait mourir de chagrin. Je ne me sens pas d’humeur à mourir d’une si sotte mort ; mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et il faut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l’étrier, pour voyager dans cet autre monde où, quelque chose qui arrive, les rois n’auront pas grand crédit.

Comme je n’ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe qu’à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années.

Je vois bien qu’on a pressé l’orange[1] ; il faut penser à sauver l’écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l’usage des rois.

Mon ami signifie Mon esclave.

Mon cher ami veut dire vous m’êtes plus qu’indifférent.

Entendez par je vous rendrai heureux : je vous souffrirai tant que j’aurai besoin de vous.

Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir.

Le dictionnaire peut être long ; c’est un article à mettre dans l’Encyclopédie.

Sérieusement, cela serre le cœur. Tout ce que j’ai vu est-il possible ? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui ! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures ! et quelles brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! Que de contrastes ! Et c’est là l’homme qui m’écrivait tant de choses philosophiques, et que j’ai cru philosophe ! Et je l’ai appelé le Salomon du Nord !

Vous vous souvenez de cette belle lettre[2] qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il ; je le suis de même. Ma foi, sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre.

Ma chère enfant, je ne me croirai tel que quand je serai avec mes pénates et avec vous. L’embarras est de sortir d’ici. Vous savez ce que je vous ai mandé dans ma lettre[3] du 1er novembre. Je ne peux demander de congé qu’en considération de ma santé. Il n’y a pas moyen de dire : « Je vais à Plombières », au mois de décembre.

Il y a ici une espèce de ministre du saint Évangile, nommé Pérard[4], né comme moi en France ; il demandait permission d’aller à Paris pour ses affaires : le roi lui fit répondre qu’il connaissait mieux ses affaires que lui-même, et qu’il n’avait nul besoin d’aller à Paris.

Ma chère enfant, quand je considère un peu en détail tout ce qui se passe ici, je finis par conclure que cela n’est pas vrai, que cela est impossible, qu’on se trompe, que la chose est arrivée à Syracuse, il y a quelque trois mille ans. Ce qui est bien vrai, c’est que je vous aime de tout mon cœur, et que vous faites ma consolation.

  1. Voyez le troisième alinéa de la lettre 2273.
  2. Du 23 août 1750.
  3. Cette lettre n’est pas connue.
  4. Jacques de Pérard, de l’Académie de Berlin. De 1746 à 1750, il travailla, avec Formey, à la Nouvelle Bibliothèque germanique.