Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2219

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 263-264).

2219. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 15 mars.

Mon adorable ange, vous avez donc vu mon Prussien. J’aurais assurément voulu être du voyage, et resouper avec Mme d’Argental et avec vos amis, et vous embrasser cent fois, et vous dire cent choses, et vous montrer cent vers recousus à Rome sauvée, à Adélaïde, à Zulime, et cent feuilles du Siècle de Louis XIV : car je serai historiographe de France, en dépit des jaloux ; et je n’ai jamais eu tant d’envie de faire bien ma charge que depuis que je ne l’ai plus. Cet immense tableau d’un beau siècle me tourne la tête. M. de Pont-de-Veyle avouera que si Louis XIV n’est pas grand, son siècle l’est. Je n’ai pu accompagner notre chambellan dans les fanges et dans les neiges, où j’aurais été enterré ; j’étais malade. D’Arnaud et compagnie, et les petits barbouilleurs, auraient été trop aises. D’Arnaud, animé du vrai désir de la gloire, n’ayant pu encore se faire un nom assez illustre par ses immortels ouvrages, s’en est fait un par son ingratitude envers moi, et par ses procédés. Il s’est noblement lié avec un Rozemberg, mauvais comédien souffert à Berlin, et avec les Frérons soufferts à Paris ; et que de belles nouvelles envoyées de canaille à canaille, et perçant chez les oisifs honnêtes gens du beau monde de Paris ! À entendre ces beaux messieurs, j’avais perdu un grand procès, j’avais trompé un honnête banquier juif ; et le roi, qui, sans doute prend contre moi le parti de l’Ancien Testament, m’avait disgracié ; et j’étais perdu, et Fréron riait, et Nivelle de La Chaussée racontait tout cela aussi froidement qu’il en est capable, et on imprimait ma Pucelle, et ensuite on me faisait mort. Je suis pourtant encore en vie ; et le roi a eu tant de bonté pour moi pendant ma maladie que je serais le plus ingrat des hommes si je ne passais pas encore quelques mois auprès de lui. J’étais le seul animal de mon espèce qu’il logeât dans son palais, à Berlin ; et quand il partit pour Potsdam, et que je ne pus le suivre, il me laissa équipages, cuisiniers, et cætera ; et ses mulets et ses chevaux conduisaient mes meubles de passade à une maison délicieuse[1], dont il m’a laissé la jouissance, aux portes de Potsdam ; et il me conservait un appartement charmant dans son palais de Potsdam, où je couche une partie de la semaine ; et j’admire toujours de près ce génie unique, et il daigne se communiquer à moi ; et, enfin, si je n’étais pas à trois cents lieues de vous, si je ne vous aimais pas avec la plus vive tendresse, et si j’avais un peu de santé, je serais le plus heureux des hommes. J’en demande pardon aux successeurs des Desfontaines, et aux petits esprits, aux cuistres qui disent : Est-il possible qu’il ait vingt mille francs de pension, tandis que nous n’en avons point ? qu’il ait une clef d’or à sa poche, tandis que nous n’y avons point de mouchoir ? et une grande croix bleue à son cou, quand nous voudrions l’étrangler ? Ils ne savent pas, les vilains, que ni ma croix, ni ma clef, ni ma pension, ne me touchent ; que j’abandonnerais tout cela sans le moindre regret, si je n’étais pas uniquement attaché à la personne d’un grand homme qui fait mon bonheur. Ils ne savent pas que je vis heureux, et que je serai encore plus heureux quand je pourrai vous embrasser et vous consacrer les derniers moments de ma vie. Mille tendres respects à toute votre maison et à vos amis.

  1. Le Marquisat.