Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2271
Mon cher et respectable ami, milord Maréchal, qui est une espèce d’ancien Romain, apporte Rome à Mme Denis. Cicéron ne se doutait pas qu’un jour un Écossais apporterait de Prusse à Paris ses Catilinaires en vers français. C’est d’ailleurs une assez bonne épigramme contre le roi George[1] que deux braves rebelles de chez lui ambassadeurs en France et en Prusse. Il est vrai que milord Maréchal a plus l’air d’un philosophe que d’un conjuré ; cependant il a été conjuré. C’est peut-être en cette qualité qu’il m’a paru assez content de Rome sauvée, quand j’ai eu l’honneur de jouer Cicéron. Enfin il apporte la pièce, et Nonnius est le père d’Aurélie : ce qui est beaucoup mieux, parce que Nonnius est fort connu pour avoir été tué.
Si j’avais reçu votre lettre plus tôt, j’aurais glissé quatre vers à Catilina pour accuser ce Nonnius d’être un perfide qui trompait Cicéron. Je vous jure que la scène est toujours dans le temple de Tellus, et que Caton, au cinquième acte, dit au reste des sénateurs qui sont là qu’il a marché avec Cicéron et l’autre partie du sénat. S’il faut encore des coups de rabot, ne m’épargnez pas. Mais milord Maréchal peut vous dire qu’il m’est impossible de partir de quelques mois[2] : car non-seulement j’ai encore quelques petites besognes littéraires avec mon roi philosophe, mais j’ai un Siècle sur les bras. Je suis dans les angoisses de l’impression et de la crainte. Je tremble toujours d’avoir dit trop ou trop peu. Il faut montrer la vérité avec hardiesse à la postérité, et avec circonspection à ses contemporains. Il est bien difficile de réunir les deux devoirs.
Je vous enverrai l’ouvrage ; je vous prierai de le montrer à M. de Malesherbes, et je ferai tant de cartons que l’on voudra. M. le maréchal de Richelieu doit un peu s’intéresser à l’histoire de ce siècle ; lui et M. le maréchal de Belle-Isle sont les deux seuls hommes vivants dont je parle ; mais, en même temps, il doit sentir l’impossibilité physique où je suis de venir faire un tour en France avant que ce Siècle soit imprimé, corrigé, et bien reçu. Figurez-vous ce que c’est que de faire imprimer à la fois son Siècle et une nouvelle édition de ses pauvres œuvres[3] ; de se tuer du soir au matin à tâcher de plaire à ce public ingrat ; de courir après toutes ses fautes, et de travailler à droite et à gauche ; je n’ai jamais été si occupé. Laissez-moi bâtir ces deux maisons avant que je parte ; les abandonner, ce serait les jeter par terre. Mon cher ange, représentez vivement à M. le maréchal de Richelieu la nécessité indispensable où je me trouve, de toutes façons, de rester encore quelques mois où je suis. Ma santé va mal ; elle n’a jamais été bien ; je suis étonné de vivre. Il me semble que je vis de l’espérance de vous revoir. Je viens de lire Zarès[4] ; l’imprimera-t-on au Louvre ? Adieu ; mille tendres respects à tous les anges.
Vraiment, j’oubliais le bon, et j’allais fermer ma lettre sans vous parler de ce prophète de la Mecque, pour lequel je vous remercie d’aussi bon cœur que j’ai remercié le pape. Nous verrons si je séduirai le parterre comme la cour de Rome. Il y a un malheur à ce Mahomet, c’est qu’il finit par une pantalonnade ; mais Lekain dit si bien :
Il est donc des remords ! ……………
À propos de remords, j’en ai bien d’être si loin de vous, et si longtemps ! Mais je ne peux plus faire de tragédies. Vous ne m’aimerez plus.
- ↑ George II, oncle de Frédéric.
- ↑ Voltaire semble répondre ici à la lettre 2259.
- ↑ La première édition du Siècle de Louis XIV, qui s’imprimait à Berlin, et la nouvelle édition de ses Œuvres, que le libraire Walther publia à Dresde en 1752, en sept volumes in-12. (B.)
- ↑ Tragédie de Palissot, jouée le 3 juin 1751 ; l’auteur l’a depuis intitulée Ninus II.