Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2307

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 344-345).

2307. — À M. LE DUC D’UZÈS.
À Potsdam, le 4 décembre.

C’est par un heureux hasard, monsieur le duc, que je reçus, il y a quinze jours, votre lettre du 2 octobre par la voie de Genève. Il y avait longtemps que deux Genevois, qui s’étaient mis en tête d’entrer au service du roi de Prusse, m’envoyaient régulièrement de si gros paquets de vers et de prose, qui coûtaient un louis de port et qui ne valaient pas un denier, qu’enfin j’avais pris le parti de faire dire au bureau des postes de Berlin que je ne prendrais aucun paquet qui me serait adressé de Genève. Je fus averti, le 15 novembre, qu’il y en avait un d’arrivé avec un beau manteau ducal ; ce magnifique symbole d’une dignité peu républicaine me fit douter que ce n’était pas de la marchandise genevoise qu’on m’adressait. J’envoyai retirer le paquet, et j’en fus bien récompensé en lisant les réflexions pleines de profondeur et de justesse que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. J’y aurais répondu sur-le-champ, mais il y a quinze jours que je suis au lit, et je ne peux pas encore écrire. Ainsi vous permettrez que je dicte tout ce que l’estime la plus juste et le plaisir de trouver en vous un philosophe peuvent inspirer à un pauvre malade.

Il paraît, monsieur le duc, que vous connaissez très-bien les hommes et les livres, et les affaires de ce monde. Vous faites l’histoire de la cour, quand vous dites que, de quarante années, on en passe souvent trente-neuf dans des inutilités. Rien n’est plus vrai, et la plupart des hommes meurent sans avoir vécu. Vous vivez beaucoup, puisque vous pensez beaucoup : c’est du moins une consolation pour une âme bien faite. Il y en a peu qui soient capables de se supporter elles-mêmes dans la retraite. Le tourbillon du monde étourdit toujours, et la solitude ennuie quelquefois. Je m’imagine que vous n’êtes pas solitaire à Uzès, que vous y avez quelque compagnie digne de vous, à qui vous pouvez communiquer vos idées. Il faut que les âmes pensantes se frottent l’une contre l’autre pour faire jaillir de la lumière. Ne seriez-vous point à Uzès à peu près comme le roi de Prusse à Potsdam, soupant avec trois ou quatre philosophes après avoir expédié les affaires de votre duché ? Cette vie serait assez douce. Il y a apparence que c’est la meilleure, puisque c’est celle qu’a choisie un homme qui pouvait vivre avec tout le fracas de la puissance et tout l’attirail de la vanité. Il me semble encore que vos idées philosophiques sont semblables aux siennes. Ce n’est pas une chose ordinaire qu’il y ait des rois et des ducs et pairs philosophes. Pour rendre la ressemblance plus complète, vous m’annoncez quelques poésies ; en vérité, c’est tout comme ici, et je crois que la nature vous avait fait naître pour être duc et pair à Potsdam. Je comptais passer l’hiver à Paris ; mais les bontés du roi, d’un côté, et mes maladies, de l’autre, m’ont retenu, et je me suis partagé entre mon héros et mon apothicaire. Si vous voulez ajouter à la félicité de mon âme, et diminuer les souffrances de mon corps, envoyez-moi les ouvrages dont vous me parlez. Je garderai le secret le plus inviolable. Je ne les montrerai au roi qu’en cas que vous me l’ordonniez, et je vous dirai ce que je croirai la vérité. Ayez la bonté de recommander d’adresser les paquets par Nuremberg et par les chariots de poste, comme on envoie les marchandises : car les gros paquets de lettres qui sont portés par les courriers sont toujours ouverts dans trois ou quatre bureaux de l’empire. Chaque prince se donne ce petit plaisir ; ces messieurs-là sont fort curieux[1].

Pardonnez, monsieur le duc, à un pauvre malade, et recevez les respects, etc.

  1. Frédéric II n’était pas le moins curieux, et Voltaire dit à d’Argental, dans sa lettre du 3 mars 1754, que le roi de Prusse ouvrait toutes celles de Mme Denis, et en avait un recueil. (Cl.)