Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2309

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 346-348).

2309. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Le 14 décembre.

Mon cher ami, le nez à la romaine doit être allongé de quelques lignes, car notre Aurélie ne dit plus :


Ne suis-je qu’une esclave au silence réduite,
Par un maître absolu dans le piège conduite ?


ni

Une esclave trop tendre, encor trop peu soumise ;


mais elle dit :

J’ignore à quels desseins ta fureur s’est portée ;
S’ils étaient généreux, tu m’aurais consultée.

(Acte I, scène iii.)

Elle parle dans ce goût ; elle est tendre, mais elle est ferme. Elle s’anime par degrés ; elle aime, mais en femme vertueuse ; et on sent que, dans le fond, elle impose un peu à Catilina, tout impitoyable qu’il est. J’ai tâché de ne mettre, dans l’amour de Catilina pour elle, que ce respect secret qu’une vertu douce et ferme arrache des cœurs les plus corrompus ; et, quoique Catilina aime en maître, on voit qu’il tremblerait devant cette femme aimable et généreuse s’il pouvait trembler. Ces nuances-là étaient délicates à saisir. Je ne sais si je les ai bien exprimées, mais je sais qu’il sera difficile à une actrice quelconque de les rendre. Ne me faites point de procès, mon cher ange, sur ce que Cicéron dit à Catilina :


Je t’y protégerai, si tu n’es point coupable ;
Fuis Rome, si tu l’es…

(Acte I, scène v.)

C’est précisément ce que Cicéron a dit de son vivant : ce sont des mots consacrés, et assurément ils sont bien raisonnables.

Quel est l’homme qui prononcera :


Eh bien ! ferme Caton · · · · · · · · · · · · · · ·

(Acte I, scène vi.)


comme on prononcerait : Allons, ferme, Caton ! On peut aisément prévenir le ridicule où un acteur pourrait tomber en récitant ce vers. Mais n’aurons-nous point de plus grand embarras ? N’y a-t-il pas bien des tracasseries à la Comédie ? Il me semble qu’à présent tout est cabale chez vous autres, de tous les côtés.

Je ne voudrais me trouver en concurrence avec personne ; je ne voudrais point combattre pour donner Catilina ; je voudrais plutôt être désiré que d’entrer par la brèche. Il me semble qu’il faut laisser passer les plus pressés, et attendre que le public soit rassasié de mauvais ouvrages. Je crains encore qu’au parti de Crébillon il ne se joigne un plaisir secret d’humilier à Paris un homme qu’on croit heureux à Berlin. On ne sait comment faire avec le public. Il n’y a qu’un seul secret pour lui plaire de son vivant, c’est d’être souverainement malheureux. Il n’y aura qu’à faire afficher mon agonie avec la pièce ; encore le secret n’est-il pas sûr.

Je tremble aussi pour ce Siècle de Louis XIV. On ne me passera peut-être pas ce que l’on a passé à Reboulet[1], et à Larrei[2], et à Limiers[3], et à La Martinière[4] et à tant d’autres. C’est donc assez d’avoir été ou d’être historiographe de France pour ne devoir point écrire l’histoire ? Duclos fait fort bien d’écrire des romans[5] ; voilà comme il faut faire sa charge pour réussir. Ses romans sont détestables, à ce qu’on dit ; mais n’importe, l’auteur triomphe.

Quels malentendus n’y a-t-il pas eu pour ces Siècles ! J’en avais envoyé deux paquets à Mme Denis ; il y en avait pour vous, pour votre société des anges. Un de ces paquets a été arrêté à la douane, sur la frontière ; l’autre, qui est arrivé, lui a été enlevé par ceux qui se sont jetés dessus ; et le livre court, et les mauvaises impressions seront prises, et je suis bien fâché, et je ne sais comment faire.

Je vous demande en grâce de dire ou de faire dire au président Hénault qu’il y a plus d’un mois que je lui ai adressé aussi un gros paquet, avec une longue lettre. La malédiction est sur tout ce que j’envoie à Paris. Vous me direz qu’en désertant j’ai mérité cette malédiction ; mais, mon cher ange, en restant, n’étais-je pas exposé à une suite éternelle de tribulations ? Après avoir été persécuté trente ans, devais-je expirer sous la haine implacable de ceux que l’envie armait contre moi ? Il faut que les blessures aient été bien profondes, puisque j’ai été forcé de m’arracher à des amis tels que vous, qui faisaient ma consolation et mon secours. Comptez que, quand je pense à tout cela (et j’y pense souvent), je suis partagé entre l’horreur et la tendresse. Je vais écrire à M. le comte de Choiseul, et lui envoyer des Siècles. Je ne peux prendre la voie de la poste, cela est impraticable à Berlin. Plût à Dieu que ma nièce eût rattrapé ceux qu’elle a donnés, ou qu’on lui a pris ! Louis XIV et Catilina me coûtent bien des tourments, mais à Paris ils m’auraient fait mourir.

Mille tendres respects à tous les anges. Vous ne me parlez point de la santé de Mme d’Argental. Je vous embrasse bien tendrement.

  1. Reboulet (Simon), né dans le Comtat en 1687, mort en 1752, auteur d’une Histoire du règne de Louis XIV, 1742-44, trois vol. in-4°.
  2. Larrei (Isaac de), né à Montivilliers en 1638, mort en 1729, auteur d’une Histoire de France sous le règne de Louis XIV, 1718-21, trois volumes in-4°.
  3. Limiers (Henri-Philippe de), né en Hollande, mort en 1725, à qui l’on doit une Histoire du règne de Louis XIV, 1717, sept vol. in-12, et un Abrégé chronologique de l’histoire de France pour les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, 1720, deux volumes in-12.
  4. Bruzen de La Martinière (voyez tome XXXVI, page 273), éditeur d’une Vie de Louis XIV, pàr La Hode, 1740, cinq volumes in-4° ; voyez la note, tome XIV, page 386.
  5. Nommé en 1750 à la place d’historiographe ôtée à Voltaire ; il avait publié les Mémoires pour servir à l’Histoire des mœurs du dix-huitième siècle, 1751, in-12.