Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2310

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 348-350).

2310. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, le 24 décembre.

Je ne vous écris plus, ma chère enfant, que par des courriers extraordinaires, et pour cause[1]. Celui-ci vous remettra six exemplaires complets du Siècle de Louis XIV, corrigés à la main. Point de privilège, s’il vous plaît ; on se moquerait de moi. Un privilège n’est qu’une permission de flatter, scellée en cire jaune. Il ne faudrait qu’un privilège et une approbation pour décrier mon ouvrage. Je n’ai fait ma cour qu’à la vérité, je ne dédie le livre qu’à elle. L’approbation qu’il me faut est celle des honnêtes gens et des lecteurs désintéressés.

J’aurais voulu demander à La Mettrie, à l’article de la mort, des nouvelles de l’ècorce d’orange[2]. Cette belle âme, sur le point de paraître devant Dieu, n’aurait pu mentir. Il y a grande apparence qu’il avait dit vrai. C’était le plus fou des hommes, mais c’était le plus ingénu. Le roi s’est fait informer très-exactement de la manière dont il était mort, s’il avait passé par toutes les formes catholiques, s’il y avait eu quelque édification ; enfin il a été bien éclairci que ce gourmand était mort en philosophe : J’en suis bien aise, nous a dit le roi, pour le repos de son âme ; nous nous sommes mis à rire, et lui aussi.

Il me disait hier, devant d’Argens, qu’il m’aurait donné une province pour m’avoir auprès de lui : cela ne ressemble pas à l’écorce d’orange. Apparemment qu’il n’a pas promis de province au chevalier de Chazot. Je suis très-sûr qu’il ne reviendra point. Il est fort mécontent, et il a d’ailleurs des affaires plus agréables. Laissez-moi arranger les miennes. Est-il possible qu’on crie toujours contre moi dans Paris, et qu’on me prenne pour un déserteur qui est allé servir en Prusse ? Je vous répète que cette clef de chambellan, que je ne porte jamais, n’est qu’un bénéfice simple ; que je n’ai point fait de serment ; que ma croix est un joujou auquel je préfère mon écritoire ; en un mot, je ne suis point naturalisé Vandale, et j’ose croire que ceux qui liront l’Histoire de Louis XIV verront bien que je suis Français. Cela est étrange qu’on ne puisse avoir un titre inutile chez un roi de Prusse, qui aime les belles-lettres, sans soulever nos compatriotes ! Je désire plus mon retour que ceux qui me condamnent de m’être en allé, et vous savez que ce ne sera pas pour eux que je reviendrai. Le Meunier, son Fils, et l’Ane[3], n’ont pas essuyé plus de contradictions que moi.

On voit de loin les objets bien autrement qu’ils ne sont. Je reçois des lettres de moines qui veulent quitter leur couvent pour venir auprès du roi de Prusse, parce qu’ils ont fait quatre vers français. Des gens que je n’ai jamais connus m’écrivent : « Comme vous êtes l’ami du roi de Prusse, je vous prie de faire ma fortune. » Un autre m’envoie un paquet de rêveries ; il me mande qu’il a trouvé la pierre philosophale, et qu’il ne veut dire son secret qu’au roi. Je lui renvoie son paquet, et je lui mande que c’est le roi qui a la pierre philosophale. D’autres, qui vivaient avec moi dans la plus parfaite indifférence, me reprochent tendrement d’avoir quitté mes amis. Ma chère enfant, il n’y a que vos lettres qui me plaisent et qui me consolent : elles font le charme de ma vie.

  1. Frédéric ouvrait les lettres que Voltaire et sa nièce s’écrivaient.
  2. Voyez la lettre 2277.
  3. La Fontaine, livre III, fable ière