Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2312

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 351-352).

2312. — À M. G.-C. WALTHER.
28 décembre 1751.

J’examine avec soin votre édition. Il y a beaucoup de fautes. Jugez où nous en aurions été si je vous avais donné d’ahord à imprimer le Siècle de Louis XIV. Il a fallu l’imprimer chez l’imprimeur du roi de Prusse. C’est M. de Francheville, conseiller aulique, qui s’est chargé de l’édition, et il y a encore des cartons à faire. Mon nom n’est point à la tête de l’édition. On sait assez, dans l’Europe, que j’en suis l’auteur ; mais je ne veux pas m’exposer à ce qu’on peut essuyer, en France, de désagréable quand on dit la vérité. J’ai donc pris le parti de ne point envoyer d’exemplaire en France. Ce n’est pas moi qui ai le privilège impérial ; et celui de Prusse est sous le nom de M. de Francheville. Il y a, comme je vous l’ai mandé, trois mille exemplaires de tirés, dont quatre-vingts ou à peu près peuvent être ou gâtés ou incomplets ; j’en envoie cinq cents à un de mes amis à Londres. Ce débit ne passera point par les mains des libraires, c’est une affaire particulière. Reste donc deux mille cinq cents exemplaires dont je puis disposer : j’en prends cent pour faire des présents, et je me déferai des deux mille quatre cents exemplaires restants avec un seul libraire auquel je transporterai le privilège, le droit de copie et de faire traduire. Les deux volumes contiennent chacun à peu près cinq cents pages, ou quatre cent quatre-vingts, ou approchant : c’est de quoi je serai plus parfaitement instruit quand la table des matières sera achevée. On peut vendre les deux mille quatre cents exemplaires deux rixdalers, ou au moins deux florins chacun. Je ne veux pas assurément y gagner, mais je ne veux pas y perdre. L’ouvrage m’a coûté, avec le secrétaire et M. de Francheville qu’il a fallu payer, environ deux mille écus, parce qu’il y a des feuilles que j’ai refaites trois fois. Je vous donnerai volontiers la préférence sur d’autres libraires qui m’en offrent davantage ; et encore je ne vous demanderai ces deux mille écus qu’au 1er juillet, et vous donnerez un présent de cinquante écus à M. de Francheville. Si je vous abandonnais seulement cinq cents exemplaires, vous ne pourriez avoir ni le privilège, ni le droit de traduction, parce qu’il faudrait nécessairement donner ces droits à ceux qui prendaient la plus grosse partie ; mais si vous vous chargiez du total, alors le même homme[1] qui a traduit les tragédies de Phèdre et d’Alzire, en allemand, avec beaucoup de succès, traduirait pour vous le Siècle de Louis XIV, et il ne vous en coûterait rien, et vous pourriez ensuite joindre cet ouvrage à mes Œuvres. Je me déterminerai suivant votre réponse. Il se présente une plus grande entreprise : c’est d’imprimer et de débiter volume à volume les auteurs classiques de France, avec des notes très-instructives sur la langue, sur le goût, et quantité d’anecdotes au bas des pages ; on commencerait par La Fontaine, Corneille, Molière, Bossuet, Fléchier, etc. Rien ne serait plus utile pour donner aux étrangers l’intelligence parfaite du français, et pour former le goût. J’ose dire qu’une telle entreprise fera la fortune de celui qui en fera les frais. Nous commencerions à la Saint-Jean, et cela irait sans interruption. Vous pouvez voir que je ne songe qu’à vous rendre service. C’est à vous à voir si vous voulez joindre votre peine à mes soins. Je vous embrasse.


Voltaire.

  1. M, de Stieven.