Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2328

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 368-370).

2328. — À M. LE PRÉSIDENT HÉRAULT.
À Berlin, le 1er février.

J’apprends que vous avez été malade, mon cher et illustre confrère : je crains que vous ne le soyez encore.

Qui connaît mieux que moi le prix de la santé ? Je l’ai perdue sans ressource, mais comptez que personne au monde ne s’intéresse comme moi à la vôtre, car j’aime la France, je regrette la perte du bon goût, et je vous suis véritablement attaché. Je compte aller prendre les eaux dès que le soleil fondra un peu nos frimas ; mais quelles eaux ? je n’en sais rien. Si vous en preniez, les vôtres seraient les miennes.

J’ai envoyé à ma nièce deux volumes où j’ai réformé, autant que je l’ai pu, tout ce que vous avez eu la bonté de remarquer dans le Siècle de Louis XIV. Je vous avertis très-sérieusement que, si on imprime cet ouvrage en France, corrigé selon vos vues, je vous le dédie, par la raison que si Corneille, vivait je lui dédierais une tragédie.

Permettez que je vous envoie deux-petits morceaux que j’ajoute à ce Siècle : ils sont bien à la gloire de Louis XIV. Je vous supplie, quand vous les aurez lus, de les envoyer à ma nièce, afin qu’elle les joigne à l’imprimé corrigé qu’elle doit avoir entre les mains.

Je vous avoue que j’ai peine à comprendre cet air d’ironie que vous me reprochez sur Louis XIV. Daignez relire seulement cette page imprimée, et voyez si on peut faire Louis XIV plus grand.

J’ai traité, je crois, comme je le devais, l’article de la conversion du maréchal de Turenne. J’ai adouci les teintes, autant que le peut un homme aussi fermement persuadé que moi qu’un vieux[1] généra], un vieux politique, et un vieux galant, ne change point de religion par un coup de la grâce.

Enfin j’ai tâché en tout de respecter la vérité, de rendre ma patrie respectable aux yeux de l’Europe, et de détruire une partie des impressions odieuses que tant de nations conservent encore contre Louis XIV et contre nous. Si j’en avais dit davantage, j’aurais révolté. On parle notre langue dans l’Europe, grâce à nos bons écrivains ; nous avons enseigné les nations, mais on n’en hait pas moins notre gouvernement ; croyez-en un homme qui a vu l’Angleterre, l’Allemagne, et la Hollande.

Si vous pouvez, par votre suffrage et par vos bons offices, m’obtenir la permission tacite de laisser publier en France l’ouvrage tel que je l’ai réformé, vous empêcherez que l’édition imparfaite, qui commence à percer en Allemagne, ne paraisse en France. On ne pourra certainement empêcher que les libraires de Rouen et de Lyon ne contrefassent cette édition vicieuse, et il vaut mieux laisser paraître le livre bien fait que mal fait.

Ces difficultés sont abominables. J’ai sans peine un privilège de l’empereur pour dire que Léopold[2] était un poltron ; j’en ai un en Hollande pour dire que les Hollandais sont des ingrats, et que leur commerce dépérit ; je peux hardiment imprimer sous les yeux du roi de Prusse que son aïeul[3], le grand électeur, s’abaissa inutilement devant Louis XIV, et lui résista aussi inutilement. Il n’y aurait donc qu’en France où il ne me serait pas permis de faire paraître l’éloge de Louis XIV et de la France ! et cela, parce que je n’ai eu ni la bassesse ni la sottise de défigurer cet éloge par de honteuses réticences et par de lâches déguisements. Si on pense ainsi parmi vous, ai-je eu tort de finir ailleurs ma vie ? Mais, franchement, je crois que je la finirai dans un pays chaud : car le climat où je suis me fait autant de mal que les désagréments attachés en France à la littérature me font de peine.

Voyez, mon cher et illustre confrère, si vous voulez avoir le courage de me servir. En ce cas, vous me procurerez un très-grand bonheur, celui de vous voir. Permettez-moi de vous prier d’assurer de mes respects M. d’Argenson et Mme  du Deffant. Bonsoir ; je me meurs, et vous aime.

P. S. Que je vous demande pardon d’avoir dit qu’il y avait quarante à cinquante pas à nager au passage du Rhin : il n’y en a que douze ; Pellisson même le dit. J’ai vu une femme qui a passé vingt fois le Rhin sur son cheval, en cet endroit, pour frauder la douane de cet épouvantable fort du Tholus[4]. Le fameux fort de Schenck, dont parle Boileau, est une ancienne gentilhommière qui pouvait se défendre du temps du duc d’Albe. Croyez-moi, encore une fois, j’aime la vérité et ma patrie ; je vous prie de le dire à M. d’Argenson.

  1. Voyez tome XIV, page 272.
  2. Léopold Ier ; chapitre xiv du Siècle de Louis XIV.
  3. Lisez bisaieul.
  4. C’est le nom que Boileau donne au village de Tolhuis, ep. iv, v. 55.