Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2329

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 370-372).

2329. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Berlin, le 6 février.

Mon très-cher ange, l’état où je suis ne me laisse guère de sensibilité que pour vos bontés et pour votre amitié. Ma santé est sans ressource. J’ai perdu mes dents, mes cinq sens, et le sixième s’en va au grand galop. Cette pauvre âme, qui vous aime de tout son cœur, ne tient plus à rien. Je me flatte encore, parce qu’on se flatte toujours, que j’aurai le temps d’aller prendre des eaux chaudes et des bains. Je ne veux pas perdre le fond de la boîte de Pandore ; mais l’hiver est bien rude, et sera bien long. Je doute que Rome sauvée me sauve. Je mettrai dans ma confession générale, in articulo mortis, que j’ai affligé Mlle Gaussin ; je m’en accuse très-sérieusement devant les anges. C’est une vraie peine pour moi de lui en faire ; ce n’est pas à moi de poignarder Zaïre. Je vous assure que, si j’étais en sa présence, je n’y tiendrais pas ; mais, mon cher et respectable ami, pourquoi m’a-t-on forcé de changer le rôle tendre que j’avais fait pour elle ? Je suis aussi docile que des Crébillons sont opiniâtres. J’ai sacrifié mes idées, mon goût aux sentiments des autres. Je voulais un contraste de douceur, de naïveté, d’innocence, avec la férocité de Catilina. Il y a assez de Romains dans cette pièce ; je ne voulais pas d’un Caton en cornettes, on m’y a forcé, et M. le maréchal de Richelieu a été las, pour la première fois, des femmes tendres et complaisantes. J’aimais que la femme de Catilina se bornât à aimer, qu’elle dit :


J’ai vécu pour vous seul, et ne suis point entrée
Dans ces divisions dont Rome est déchirée[1].


Il me semble que sa mort eût été plus touchante. On ne plaint guère une grosse diablesse d’héroïne qui menace, qui dit je menace, qui est fière, qui se mêle d’affaires, qui fait la républicaine. Il est clair que ce gros rôle d’amazone n’est pas fait pour les grâces attendrissantes de Mlle Gaussin. Je l’aurais déparée : ce serait donner des bottes et des éperons à Vénus. Je vous prie de lui montrer cet article de ma lettre.

À l’égard du Siècle, on me fait des chicanes révoltantes, et vous me faites des remarques judicieuses. J’ai réformé tout ce que vous avez repris. Je crois qu’en ôtant l’épithète de petit au concile d’Embrun, l’article peut passer. Je n’en dis ni bien ni mal, et cela est fort honnête. Voilà l’effet du népotisme[2]. Je remercie Mme d’Argental de ses anedoctes, et surtout des deux filles d’honneur et de joie ; mais elle parle de l’établissement que le grand Duquêne (dont je vous fais mon compliment d’être l’allié) voulut faire en Amérique, et il s’agit d’une colonie établie par son neveu en Afrique, près du cap de Bonne-Espérance, après la mort de l’oncle, et deux ans après la révocation de l’édit de Nantes.

Je ne sais si les exemplaires qui vous sont enfin parvenus sont corrigés ou non ; mais il y en a un entre les mains de Mme Denis, où il y a plus de corrections que de feuillets. C’est celui-là qui est destiné pour l’impression, en cas que le président Hénault ait, comme je l’espère, la vertu et le courage de dire à M. d’Argenson qu’une histoire n’est point un panégyrique, et que, quand le mensonge paraît à Paris sous les noms de Limiers, de La Martinière, de Larrei, et de tant d’autres, la vérité peut paraître sous le mien.

J’envoie aussi à ma nièce une préface pour Rome, en cas que La Noue ne fasse pas siffler cette pièce. La Noue, Cicéron ! cela est bien pis que de préférer Mlle Clairon à Mlle Gaussin. Je vous avoue que ce singe me fait trembler. Quoi ! ni voix, ni visage, ni âme, et jouer Cicéron ! Cela seul serait capable d’augmenter mes maux ; mais je ne veux pas mourir des coups de La Noue. Je laisserai paisiblement le parterre de Paris tourner Cicéron en ridicule. Nos Français sont tous faits pour se moquer des grands hommes, surtout quand ils paraissent sous de si vilains masques. Mlle Clairon ne fera certainement pas pleurer, et La Noue fera rire. Je suis bien aise d’être malade avant cette catastrophe, car on dirait que c’est la chute de Rome qui m’écrase. Bonsoir, portez-vous bien. Il est juste que le Catilina de Crébillon soit honoré, et le mien honni ; mais vous êtes mon public, mes chers anges.

  1. Voyez tome V, page 286.
  2. M. d’Argental est neveu du cardinal de Tencin, qui avait présidé, en 1727, l’odieux et ridicule concile d’Embrun. (K.) — Voyez tome V, page 60.