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Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2345

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 384-385).

2345. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 11 mars.

Mon divin ange, Mme d’Argental était donc là en grande loge ? elle se porte donc bien ? Voilà une nouvelle pour moi qui vaut bien celle du succès passager de Rome sauvée. Je connais mon public : l’enthousiasme passe ; il n’y a que l’amitié qui reste. Aujourd’hui on bat des mains, demain on se refroidit, après-demain on lapide. Cimon et Miltiade n’ont pas plus essuyé l’inconstance d’Athènes que moi celle de Paris. Je relisais hier Oreste, je le trouvais beaucoup plus tragique que Cicéron ; et cependant quelle différence dans l’accueil ! Si j’avais été à Paris ce carême, on m’aurait sifflé à la ville, on se serait moqué de moi à la cour, on aurait dénoncé le Siècle de Louis XIV comme sentant l’hérésie, téméraire et malsonnant. Il aurait fallu aller se justifier dans l’antichambre du lieutenant de police. Les exempts auraient dit en me voyant passer : Voilà un homme qui nous appartient. Le poëte Roi aurait bégayé à Versailles que je suis un mauvais poëte et un mauvais citoyen ; et Hardion aurait dit en grec et en latin, chez monsieur le dauphin, qu’il faut bien se donner de garde de me donner une chaire au Collège royal. Mon cher ange, qui bene latuit benc vixit[1].

Mais ma destinée était d’être je ne sais quel homme public, coiffé de trois ou quatre petits bonnets de lauriers et d’une trentaine de couronnes d’épines. Il est doux de faire son entrée à Paris sur son âne, mais au bout de huit jours on y est fessé. Il faut qu’un ménétrier qui joue dans cet empyrée-là ait pour lui Jupiter ou Vénus, sans quoi il passe mal son temps. Je n’envie point assurément le nectar qu’on a versé aux Duclos, aux Crébillon, ni le petit verre qu’on a donné aux Moncrif ; mais je voudrais qu’on ne me donnât pas une éponge avec du vinaigre.

Pourquoi diable arrêter le Siècle de Louis XIV, dans le temps qu’on imprime chez Grangé les Lettres juives ? Il est assez bizarre que l’empereur, comme je l’ai déjà dit[2], me donne un privilège pour dire que Léopold était un poltron, et que je n’aie pas en France la permission tacite de prouver que Louis XIV était un grand homme. Franchement, cela est indigne. Il faut donc faire l’Histoire des mœurs du xviiie siècle ? Est-ce qu’il ne se trouvera pas quelque bonne âme qui fera rougir les pédants de la pédanterie, et les sots de leur sottise ? Est-ce qu’il n’y aura pas quelque voix qui criera : Parate vias Domini[3] ? Où est l’intrépide abbé de Chauvelin ? Tu dors, Brutus[4] ! Vous ne me dites rien, mon ange, de ces deux Chauvelin ; ils sont pourtant de l’ancienne république, ils aiment les lettres, ils aiment et disent la vérité, ils sont courageux comme de petits lions. Lâchez-les sur les sots.

Vous m’avez bien consolé, en me disant que Mlle Gaussin n’était plus fâchée contre moi. Dites-lui que cette nouvelle m’a fait plus de plaisir que le cinquième acte n’en a fait au parterre. J’aime tendrement Mlle Gaussin, malgré mes cheveux blancs et la turpitude de mon état.

Adieu, mon cher ange ; je ne croyais pas tant écrire ; je n’en peux plus. Mais qui eût dit que ce gros cochon de milord Tyrconnell, si frais, si fort, si vigoureux, serait à l’agonie avant moi ? C’est bien pis que d’avoir des tracasseries pour son Siècle. Ô vanité ! ô fumée ! Qu’est-ce que la vie ? Madame, morte à vingt-deux[5] ans ! Adieu, mon ange ; portez-vous bien, et aimez-moi, et écrivez-moi.

  1. Ovide, Tristes, III, élégie iv, vers 25.
  2. Lettre 2328.
  3. Isaïe, xi, 3.
  4. Voyez, tome III, la Mort de César, acte II, scène ii.
  5. Elle était âgée de plus de vingt-quatre ans.