Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2388

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 440-441).

2388. — À MADAME DE FONTAINE.
Potsdam, 17 juin.

Vous avez perdu votre fils, et vous perdrez bientôt un oncle qui vous aime autant que votre fils vous aurait aimée. La première perte en est une véritable. Il est bien cruel de voir mourir une partie de soi-même, qu’on a formée, qu’on a élevée, et qui vous est arrachée dans sa fleur. Ma chère nièce, que le fils[1] qui vous reste vous console. Songez à votre santé, que vous ne pouvez conserver qu’avec les attentions les plus scrupuleuses. La faiblesse est votre maladie. Nous sommes, vous et moi, deux roseaux ; mais je suis bientôt un roseau de soixante ans, et vous êtes un roseau jeune. Je n’ai jamais senti si vivement les chagrins de notre séparation qu’aujourd’hui. Je voudrais être auprès de vous pour vous consoler, mais je me trouve malheureusement dans une complication de circonstances qui me retiennent. Une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV commencée ; le départ de plusieurs personnes qui avaient l’honneur d’être de la société du roi de Prusse ; la reconnaissance qui me force à rester auprès de lui ; une humeur scorbutique qui me tue, un érysipèle qui m’achève ; des bains, des eaux, tout cela me retient à Potsdam. Je suis obligé de remettre mon voyage à la fin de l’automne. Je mets toute mon industrie à me ménager quelques mois de vie pour venir vous voir. Je resterai constamment jusqu’à la fin de septembre à Potsdam, et je laisserai le roi courir, donner des fêtes à Berlin. Je renonce aux fêtes et aux reines ; je reste paisible dans le palais, avec deux gens de lettres que j’ai pris pour me tenir compagnie. Je jouis d’un jardin magnifique, je travaille quand je ne souffre pas, j’observe un régime exact, et j’espère que cette vie douce me mènera jusqu’en octobre. S’il arrive autrement, bonsoir, mon paquet est tout fait. Je vous embrasse tendrement.

  1. Al.-M.-Fr. de Paule de Dompierre d’Hornoy, né le 23 juillet 1742, mort au commencement de 1828. (Cl.)