Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2428

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 484-485).

2428. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, le 9 septembre.

Je commence, ma chère enfant, à sentir que j’ai un pied hors du château d’Alcine. Je remets entre les mains de. M. le duc de Wurtemberg les fonds que j’avais fait venir à Berlin : il nous en fera une rente viagère sur nos deux têtes. La mienne ne lui coûtera pas beaucoup d’années d’arrérages, mais je voudrais que la vôtre fît payer ses enfants et ses petits-enfants.

Cet emploi de mon bien est d’autant meilleur que le payement est assigné sur les domaines que le duc de Wurtemberg a en France[1]. Nous avons des souverainetés hypothéquées, et nous ne serons point payés avec un car tel est notre bon plaisir. Ce qu’il y a de douloureux dans une si bonne affaire, c’est que je ne pourrai la consommer que dans quelques mois. Elle est sûre ; les paroles sont données : paroles de prince, il est vrai ; mais ils les tiennent dans les petites occasions ; et puis nous aurons un beau et bon contrat. Les princes ont de l’honneur ; ils ne trompent que les souverains, quand il s’agit du peuple, ou de ces respectables et héroïques friponneries d’ambition devant lesquelles l’honneur n’est qu’un conte de vieille.

J’ai perdu quelquefois une partie de mon bien avec des financiers, avec des dévots, avec des gens de l’Ancien Testament, qui auraient fait scrupule de manger d’un poulet bardé, qui auraient mieux aimé mourir que de n’être pas oisifs le jour du sabbat, et de ne pas voler le dimanche ; mais je n’ai jamais rien perdu avec les grands, excepté mon temps.

Vous pouvez, en un mot, compter sur la solidité de cette affaire et sur mon départ. Je ferai voile de l’île de Calypso sitôt que ma cargaison sera prête, et je serai beaucoup plus aise de retrouver ma nièce que le vieil Ulysse ne le fut de retrouver sa vieille femme.

  1. Charles-Eugène, duc de Wurtemberg, avait des terres près de Colmar. Le vieux château de Horbourg en dépendait. (Cl.)