Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2427

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 482-484).

2427. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 8 septembre.

Mon cher ange, le premier tome du Siècle et le tiers du second sont déjà faits ; cependant vous croyez bien que je ferai l’impossible pour insérer l’article[1] dont vous désirez que je parle. Il n’y aura qu’à mettre un carton, sacrifier quelque verbiage inutile d’une demi-page, et mettre ce que vous désirez à la place. La vraie niche où je pourrais encadrer ce fait serait la querelle avec le pape sur les franchises ; on ferait figurer fort bien le Grand Turc avec notre saint-père, et le roi les braverait tous deux par ses ambassadeurs. Il est vrai, malheureusement, que Louis XIV avait tort sur ces deux points, et qu’il céda à la fin sur l’un et sur l’autre. Il n’était pas excusable de vouloir soutenir, à main armée, dans Rome, un abus[2] que toutes les têtes couronnées concouraient à déraciner ; il ne l’était pas davantage de vouloir s’opposer seul à un usage très-raisonnable établi dans tout l’Orient. Vouloir qu’un ambassadeur entre chez le Grand Turc avec l’épée au côté, dans un pays où l’on n’en porte point, et où les janissaires de la garde n’ont que de longs bâtons, est une chose aussi déplacée que de dire la messe le fusil sur l’épaule. Cependant ce fait servira au moins à faire voir la hauteur de Louis XIV. L’histoire raconte les faiblesses comme les vertus. Si vous avez l’ordre de M. de Torcy d’aller faire la révérence au Grand Seigneur avec une grande brette par-dessus une robe longue, ayez la bonté de m’en avertir.

M. le cardinal de Tencin, avec votre permission, n’est guère plus raisonnable que Louis XIV de se fâcher qu’on ait dit le petit concile d’Embrum[3]. Veut-il qu’un concile de sept évêques soit œcuménique ? Vous savez que, dans la nouvelle édition, je vous ai sacrifié le petit concile d’Embrun. Entre nous il est fort injuste, et il devrait me remercier de n’avoir appelé ce concile que petit. Mon cher ange, je vous demande pardon de la liberté grande[4].

Autre délicatesse misérable de M. d’Héricourt. Je ne ferai pas certainement de Valincour un grand homme : il était excessivement médiocre ; mais j’enjoliverai son article pour vous plaire.

Mon Dieu, que j’ai eu raison de me tenir à quatre cents lieues pendant que le Siècle fait son premier effet à Paris ! Je n’aurais pas seulement à essuyer les plaintes de trente personnes qui trouvent que je n’ai pas dit assez de bien de leurs arrière-cousins ; mais que ne diraient point et les jésuites, et les sorbonniqueurs, e tutti quanti ! je vous ai déjà mandé que mon absence seule peut leur imposer silence. Ils respecteront alors la vérité, plus forte qu’eux, et craindront que je n’en dise davantage ; mais moi, habitant de Paris, je serais dénoncé à l’archevêque, au nonce, au Mirepoix, au procureur général et à Fréron.

Je vous le dis encore : Regnum meum non est hinc[5]. Dieu me préserve d’être à Paris dans le temps que la seconde édition fera du bruit ! On me traiterait comme l’abbé de Prades ; mais je connais mon cher pays : dans deux mois on n’y pensera plus. L’ouvrage sera approuvé de tous les honnêtes gens, les autres se tairont, et alors je viendrai jouir de la plus douce consolation de ma vie, du bonheur de vous voir, après lequel je soupire, mais qu’une nécessité malheureuse m’a obligé de différer. Conservez-moi votre amitié, si vous voulez que je revoie Paris. Je vais revoir Amélie, et m’animer à suivre vos conseils et à rendre l’ouvrage meilleur ; mais un bon conseil ne suffit pas, il faut un bon moment de génie, ou l’on est un juste à qui la grâce manque.

Mille tendres respects aux anges. Je vous supplie de vouloir bien m’écrire, ou de faire écrire par la prochaine poste en quelle année est mort cet homme moitié philosophe et moitié fou, nommé l’abbé de Saint-Pierre,

  1. D’Argental voulait que Voltaire parlât de l’obstination quels comte Charles de Ferriol, son oncle, mit à paraître avec une épée devant Mustapha II, le 20 décembre 1699.
  2. Le droit de franchise et d’asile ; voyez tome XIV, page 293.
  3. Voyez tome XV, page 60 ; et ci-dessus, la lettre 2329.
  4. Mémoires de Gramont, chap. iii.
  5. Évangile de saint Jean, chap. xviii, v. 36.