Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2447

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 500-501).

2447. — À M. DE LA CONDAMINE,
à paris.
Potsdam, le 12 octobre.

Je vous remercie, mon cher philosophe errant, devenu sédentaire, des attentions que vous avez pour Louis XIV. On a fait malheureusement une douzaine d’éditions sans me consulter ; et ce n’est pas ma faute si les quatre esclaves, qui s’étaient mis sous la statue de la place Vendôme[1], dans la première édition, et qu’on a fait déloger bien vite, ont subsisté dans quelques exemplaires. Ce n’est pas non plus ma faute si on a imprimé l’air maître pour l’air de maître. Je me flatte que ces sottises ne se trouveront pas dans l’édition qu’on fait actuellement à Leipsick, et que je crois à présent finie. J’ai eu, pour cette nouvelle fournée, des secours que je n’attendais pas de si loin. On m’a envoyé de Paris ce qu’on envoie bien rarement, des vérités, et des vérités bien curieuses. Quand l’édition que je finis n’aurait d’autre avantage que celui de deux mémoires écrits de la main de Louis XIV, cela suffirait pour faire tomber toutes les autres. L’ouvrage deviendra nécessaire à la nation, ou du moins à ceux de la nation qui voudront connaître les plus beaux temps de la monarchie.

Je conviens que la Foire aura toujours la préférence ; mais il ne laissera pas de se trouver d’honnêtes gens qui liront quelque chose du Siècle de Louis XIV, les jours où il n’y aura point d’opéra-comique. On ne laisse pas d’avoir du temps pour tout. Je vous plains beaucoup de passer le vôtre dans des discussions désagréables, dont il y a très-peu de juges ; et, parmi ces juges-là, la plupart sont prévenus. Pour faire le grand œuvre de rem prorsus substantialem, il faut avoir aisance, santé, et repos. Il ne tenait qu’à Maupertuis d’avoir tout cela, supposé qu’un homme soit libre ; mais il y a quelque apparence qu’il ne l’est pas. Il a dérangé sa santé par l’usage des liqueurs fortes ; il a perdu quelques amis par un amour-propre plus fort encore, et qui ne souffre pas que les autres en aient leur dose ; il a perdu son repos par la manière trop vive dont il a poursuivi Kœnig, qui, au bout du compte, s’est trouvé avoir raison, et qui a eu le public pour lui. Je puis vous assurer que je ne me suis mêlé ni de son affaire ni de son livre, quoique je n’approuve ni l’un ni l’autre.

Maupertuis a des ennemis à Paris, à Berlin, en Hollande, et sa conduite dure et hautaine n’a pas ramené ces ennemis. J’ai d’autant plus sujet de me plaindre de lui que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour adoucir la férocité de son caractère. Je n’en suis pas venu à bout. Je l’abandonne à lui-même ; mais, encore une fois, je n’entre pour rien dans les querelles qu’il se fait, et dans les critiques qu’il essuie. Je suis plus malade que lui, et je reste tranquillement à Potsdam, tandis qu’il va chercher ailleurs la santé et le repos.

Je voudrais de tout mon cœur être dans votre voisinage ; ce n’est pas sans regret que je goûte le bonheur de vivre auprès d’un roi philosophe. Je suis né si sensible à l’amitié que je serais encore ami quand même je serais courtisan.

Vraiment je serais très-obligé à M. Deslandes[2], s’il voulait bien me favoriser de quelques particularités qui servissent à caractériser les beaux temps du gouvernement de Louis XIV. M. Deslandes est citoyen et philosophe : il faut absolument être philosophe, pour avoir de quoi se consoler, dès là qu’on est citoyen. Je vous embrasse, et vous prie de ne point cesser de m’aimer, malgré Maupertuis[3].

  1. Voyez tome XIV, page 494 ; et ci-dessus, lettre 2371.
  2. Auteur du livre intitulé Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant. II était membre de l’Académie de Berlin, et il mourut en 1757.
  3. La Condamine n’en fit rien, et prit le parti de Maupertuis, qui s’était beaucoup moqué de lui. (K.) — L’abbé du Vernet, qui publia cette lettre à la suite de celles à l’abbé Moussinot, assure que La Condamine, quelques années avant sa mort, témoigna, devant lui, son repentir d’avoir cessé d’être en liaison avec Voltaire à l’occasion de Maupertuis ; lui dit qu’il désirait une réconciliation, et l’engagea à en préparer les voies ; qu’ayant en effet transmis cette disposition de La Condamine à M. de Voltaire, celui-ci y répondit par une lettre très-honnête et très-amicale, que l’abbé du Vernet remit lui-même à M. de La Condamine, et qu’on a dû retrouver dans les papiers de ce dernier. Voyez la lettre de Voltaire à du Vernet, du 24 juillet 1774.