Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2484

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 540-542).

2484. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, le 18 décembre.

Mon cher et respectable ami, je ne peux pas plus à présent changer de climat que changer mes vers. Un érysipèle rentré m’enterrerait sur les bords de l’Elbe ou du Weser, et il serait fort ridicule d’aller mourir dans un mauvais cabaret de la Westphalie. Votre charmante lettre du 7 décembre, votre tendre amitié, me feront vivre jusqu’au printemps. Vous me faites plus de bien que les médecins ne pourraient me faire de mal. Vos lettres me ressuscitent, mais on dit que Mlle  Gaussin tue le Duc de Foix. Cette Gaussin est actuellement un médecin d’eau douce.

Ce que vous dites de Lamotte me fait trembler. Quoi ! on l’a cru heureux étant aveugle et impotent ; et, parce qu’on a été assez sot pour le croire heureux, on est assez cruel pour persécuter sa mémoire[1] ! Comment serais-je donc traité, moi qui ai les apparences du bonheur, qui ai l’air d’appartenir à deux rois à la fois, moi qui suis plus riche que Lamotte, et qui ai été plus amoureux du roi de Prusse que Lamotte ne croyait l’être de Mme  la duchese du Maine ? Je m’en vais prier M. Berryer[2] de permettre qu’on affiche à Paris : « Voltaire avertit tous les gens de lettres qu’il n’est point heureux. »

Si vous avez lu cet article de Lamotte lisez donc celui de Rousseau, et vous y verrez la réponse à la réflexion que vous faites que les heureux sont haïs. Mon cher ange, je n’ai dit sur Lamotte, et sur Rousseau, et sur Fontenelle, que ce que je crois la pure vérité. Je les ai traités comme Louis XIV. J’aurais ajouté quelques couleurs rembrunies au portrait de Mme  de Maintenon si j’avais vu plus tôt ses Lettres. Elle est tout ce que vous dites, et toutes les dévotes de cour sont comme elle. De l’ignorance, de la faiblesse, de la fausseté, de l’ambition, du manège, des messes, des sermons, des galanteries, des cabales : voilà ce qui compose une Esther ; mais l’Esther-Maintenon écrit bien, et j’aime à la voir s’ennuyer d’être reine. Je lui préfère Ninon, sans doute ; mais Mme  de Maintenon vaut son prix. Je m’étais toujours douté que ce La Beaumelle avait volé ces lettres. Il est donc avéré qu’il a fait ce vol chez Racine. Ce La Beaumelle est le plus hardi coquin que j’aie encore vu. Il m’écrivit de Copenhague, de la part du roi de Danemark, pour une prétendue édition, ad usum delphini Danemarki, des auteurs classiques français. Il datait sa lettre du palais du roi. Je le pris pour un grave personnage, d’autant plus qu’il avait prêché ; mais, quinze jours après, mon prédicateur arriva avec un plumet à Potsdam. Il me dit qu’il venait voir Frédéric et moi. Cette cordialité pour le roi me parut forte. Il me donna un petit livre intitulé Mes Pensées ou Qu’en dira-t-on ? dans lequel il me traitait comme un heureux, c’est-à-dire fort mal ; et il voulait que je le présentasse au roi, lui et son livre. De là mon prédicateur alla au b…, fut mis en prison, et se retira enfin dans Francfort, où il fit réimprimer ses Pensées. Il faut qu’il croie tous les rois fort heureux, car, dans ce petit livret, il les nomme tous avec des épithètes qui ne méritent rien moins que la corde. On le décréta à Francfort de prise de corps, lui et ses Pensées ; il se sauva avec quelques exemplaires qu’il a portés à Paris. Il est vrai qu’il a pris la précaution d’appeler dans son livre M. de Machault Pollion ; et M. Berryer, Messala. Je ne sais si Pollion et Messala feront sa fortune ; mais le vol des lettres de Mme  de Maintenon pourrait bien le faire mettre au carcan. C’est un rare homme : il parle comme un sot, mais il écrit quelquefois ferme et serré ; et ce qu’il pille il l’appelle ses Pensées. Dieu merci, ce vaurien est de Genève[3], et calviniste, ; je serais bien fâché qu’il fût Français et catholique : c’est bien assez que Fréron soit l’un et l’autre.

Je vous dirai hardiment, mon cher ange, que je ne suis pas étonné du succès du Siècle de Louis XIV. Les hommes sont nés curieux. Ce livre intéresse leur curiosité à chaque page. Il n’y a pas grand mérite à faire un tel ouvrage, mais il y a du bonheur à choisir un tel sujet. C’était mon devoir, en qualité d’historiographe, et vous savez que je n’ai jamais plus fait ma charge que depuis que je ne l’ai plus. Il est plaisant qu’on m’ait ôté cette place, comme si une clef d’or du roi de Prusse empêchait ma plume d’être consacrée au roi mon maître. Je suis toujours gentilhomme ordinaire ; pourquoi m’ôter la place d’historiographe ? c’est une contradiction. Tout historien de son pays doit écrire hors de son pays ; ce qu’il dit en a plus de vérité et plus de poids. Adieu, mes chers anges ; comptez que je pleure quelquefois d’être loin de vous.

  1. Il s’agit des Mémoires pour servir à l’histoire des couplets de 1710, attribués faussement à M. Rousseau, Bruxelles, 1752, petit in-12 ; nouvelle édition, 1753, même format.
  2. Lieutenant général de police.
  3. Voyez une note de la lettre 2398.