Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2567

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 41-42).
2567. — À M*** [LE COMTE DE STADION][1]’.
À Francfort-sur-le-Mein, au Lion-d’Or. le 5 juin.
(secréte.)

À qui puis-je mieux m’adresser qu’à Votre Excellence ? Elle m’a comblé de ses bontés, elle m’a procuré des marques de bienveillance de Leurs Majestés impériales, et je regarde aujourd’hui comme un de mes devoirs de n’implorer que sa protection. Je suis sûr du secret avec Votre Excellence ; elle verra de quelle nature est l’affaire dont il s’agit par la lettre[2] à cachet volant que je prends la liberté de mettre aux pieds de Sa sacrée Majesté l’empereur. Elle verra que ce qui se passe à Francfort est d’un genre bien nouveau ; elle sentira assez quel est mon danger de recourir à Sa sacrée Majesté, dans des conjonctures où tout est à craindre, avant qu’un étranger, qui ne connaît personne dans Francfort, puisse se soustraire à la violence.

J’espère que ma lettre et les ordres de Sa Majesté impériale pourront arriver à temps. Mais si vous avez la bonté, monsieur, de me protéger dans cette circonstance étonnante, je vous supplie que tout cela soit dans le plus grand secret. Celui que mon persécuteur, le sieur Freytag, ministre du roi de Prusse, garde soigneusement, prouve assez son tort et ses mauvais desseins. Je ne puis me défendre qu’avec le secours d’un ordre aussi secret adressé à Francfort à quelque magistrat attaché à Sa Majesté impériale : c’est ce que j’attends de l’équité et de la compassion de Votre Excellence.

Mon hôte, chez qui je suis en prison par un attentat inouï, m’a dit aujourd’hui que le ministre du roi de Prusse, le sieur Freytag, est en horreur à toute la ville, mais qu’on n’ose lui résister.

Votre Excellence est bien persuadée que je ne demande pas que Sa Majesté impériale se compromette : je demande simplement qu’un magistrat à qui je serai recommandé empêche qu’il ne se fasse rien contre les lois.

Je supplie Votre Excellence de vouloir bien m’adresser sa réponse par quelque homme affidé ; sinon je la prie de daigner m’écrire par la poste, d’une manière générale. Elle peut assurer l’empereur, ou Sa sacrée Majesté l’impératrice, que, si je pouvais avoir l’honneur de leur parler, je leur dirais des choses qui les concernent ; mais il serait fort difficile que j’allasse à Vienne incognito ; et ce voyage ne pourrait se faire qu’en cas qu’il fût inconnu à tout le monde. J’appartiens au roi de France, je suis très-incapable de dire jamais un seul mot qui puisse déplaire au roi mon maître, ni de faire aucune démarche qu’il pût désapprouver. Mais, ayant la permission de voyager, je puis aller partout sans avoir de reproches à me faire ; et peut-être mon voyage ne serait pas absolument inutile. Je pourrais donner des marques de ma respectueuse reconnaissance à Leurs Majestés impériales, sans blesser aucun de mes devoirs. Et si, dans quelque temps, quand ma santé sera raffermie, on voulait seulement m’indiquer une maison à Vienne où je pusse être inconnu quelques jours, je ne balancerais pas. J’attends vos ordres, monsieur, et vos bontés.

Je suis avec la reconnaissance la plus respectueuse, etc.


Voltaire,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi très-chrétien.

  1. Il est très-probable que cette lettre, imprimée en 1821, dans les Voyages de M. Delort aux environs de Paris, fut écrite (comme celles des 7 et 26 juin, et du 14 juillet 1753) au comte de Stadion, conseiller intime de l’empereur, et pour le moment ministre d’État de l’électeur de Mayence.
  2. La lettre qui vient après celle-ci.