Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2642

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 118-119).

2642. — À MADAME LA DUCHESSE DE LUTZELBOURG.
Le 2 septembre.

Je l’ai lu, madame, ce Mémoire[1] touchant, dont vous me faites l’honneur de me parler. C’est par où j’ai commencé, en arrivant à Strasbourg. Je ne vois pas ce que la rage de nuire pourrait opposer à des raisons si fortes. Je suis encore un peu enthousiaste, malgré mon âge. L’innocence opprimée m’attendrit ; la persécution m’indigne et m’effarouche. Je prends le plus vif intérêt à cette affaire, même indépendamment des sentiments qui m’attachent à vous depuis si longtemps. J’ai entendu beaucoup parler, beaucoup raisonner dans mon ermitage, où il vient trop de monde, et où je ne voulais voir personne. Je conclus, moi, à faire élever un monument à la gloire de votre frère, et à recevoir monsieur son fils en triomphe à Strasbourg. Tout ce que je sais, c’est que feu M. de klinglin[2] a rendu, pendant trente ans, Strasbourg respectable aux étrangers, et que la patrie ne lui doit que de la reconnaissance. On dit que l’affaire est jugée au moment que je vous écris, et j’attends avec impatience le moment de juger l’arrêt. Le tribunal des honnêtes gens et des esprits fermes est le dernier ressort pour les persécutés.

Mme de Gayot[3] est venue dans ma solitude. Dieu veuille que vous avez la santé ! je n’en ai point du tout, mais je porte partout un peu de stoïcisme. Croiriez-vous, madame, que cette destinée qui nous ballotte m’a fait presque Alsacien ? Je me suis trouvé, sans le savoir, possesseur d’un bien sur des terres[4] auprès de Colmar, et il se pourrait bien que j’y allasse. Je ne m’attendais pas à avoir une rente sur les vignes du duc de Wurtemberg ; mais la chose est ainsi. Je ferais certainement le voyage si je croyais pouvoir vous faire ma cour dans le voisinage où vous êtes ; mais si vous revenez dans votre solitude[5] auprès de Strasbourg, je ne ferai pas le voyage de Colmar. Je me meurs d’envie de vous revoir, madame ; il n’y aurait pas de plus grande consolation pour moi. Peut-être même le plaisir de vous entretenir de tout ce que nous avons vu, et de repasser sur nos premières années, pourrait adoucir les amertumes que votre sensibilité vous fait éprouver. Les matelots aiment, dans le port, à parler de leurs tempêtes. Mais y a-t-il un port dans ce monde ? On fait partout naufrage dans un ruisseau.

Si vous êtes en commerce de lettres avec M. des Alleurs, je vous prie, madame, de le faire souvenir de moi. Je lui crois à présent une vraie face à turban. Pour moi, je suis plus maigre que jamais ; je suis une ombre, mais une ombre très-sensible, très-touchée de tout ce qui vous regarde, et qui voudrait bien vous apparaître. Adieu, madame ; je vous souhaite un soir serein, sur la fin de ce jour orageux qu’on appelle la vie. Comptez que je vous suis dévoué avec le plus tendre respect.

  1. Il concernait Christophe de Klinglin, frère de Mme de Lutzelbourg, et premier président du conseil souverain de Colmar.
  2. Voyez page 113.
  3. Cette dame est peut-être la mère du petit Gayot, dont Voltaire parle dans sa lettre à Mme de Lutzelbourg, du 5 décembre 1757. C’est probablement le même personnage dont il est question dans l’article Jésuites des Questions sur l’Encyclopédie (voyez tome XIX, page 501, et qui, d’après les éditions de Kehl, est la nommé Guyot). Toutes les éditions de l’article Jésuites données du vivant de l’auteur portaient seulement l’initiale G. (B.)
  4. À Horbourg, sur la route de Neuf-Brisach.
  5. L’île Jard, sur le Rhin.