Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2645

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 121-122).

2645. — À. M. LE MARÉCHAL, DUC DE RICHELIEU.
À Strasbourg, ou tout auprès, le 7 septembre.

Mais vraiment, monseigneur, cela est assez extraordinaire. Quoi ! pour l’Œuvre de poëshie ! Les vers sont donc une belle chose ! Je les ai toujours aimés à la folie, quand ils sont bons ; mais ma pauvre nièce ! qu’allait-elle faire dans cette galère[1] ? Les gens qui disent que tout cela s’est passé de nos jours ont grand tort : l’aventure est du temps de Denis de Syracuse. Je suis au désespoir de ne vous point faire ma cour. Le temps se passe, et je ne me consolerais pas d’être mort sans avoir eu l’honneur de vous entretenir. Et le voyage d’Italie, et Saint-Pierre de Rome, et la ville souterraine, n’avez-vous pas quelque envie de les voir ? et ne pourrait-on pas venir recevoir vos ordres dans le chemin, et n’iriez-vous pas faire un cours a Montpellier ? Un beau soleil et vous, vous êtes mes dieux. Il serait doux de les voir de près. J’aime ceux qui échauffent et qui éclarent, et non pas ceux qui brûlent[2].

Je joins les sentiments de la plus tendre reconnaissance à un attachement d’environ quarante années ; mais j’ai des passions malheureuses, et la jouissance de l’objet aimé m’est interdite par ordre du médecin. Si votre belle imagination trouve quelque tournure pour que je puisse baciarvi la mano, quand vous irez à Montpellier, ce serait pour moi l’heure du berger. E perché no ? Un grand re[3] m’a baciato la mano, a me, si, la brutta mano, per incitarmi a rimanere nel suo palazzo d’Alcina. Ed io bacieró la vostra bella mano con un più grande e saporito piacere. Ah ! signoro amabile, signore cortese et bravo, la vita si perde, si consuma, e la speranza ancora si distrugge[4].

Est-ce que vous seriez assez bon pour vouloir bien me mettre aux pieds de Mme de Pompadour, quand vous n’aurez rien à lui dire ? Pardon, monseigneur, de la liberté grande[5]. Il y a dans Paris force vieilles et illustres catins à qui vous avez fait passer de joyeux moments, mais il n’y en a point qui vous aime plus que moi. Je crois que la première conversation que j’aurais l’honneur d’avoir avec vous serait assez amusante. Non, ce serait la seconde : car, à force de plaisir, je ne saurais ce que je dirais dans la première.

À propos, je suis bien malade ; daignez vous en souvenir. Il n’y a que mes ennemis qui disent que je me porte bien. Intanto con ogni ossequio, etc.

  1. Molière, Fourberies de Scapin. II. i.
  2. Allusion à la brûlure de la Diatribe d’Akakia.
  3. Voyez la lettre 2535.
  4. Traduction : Et pourquoi non ? Un grand roi m’a baisé la main, oui, la main nue, pour me décider à rester dans son palais d’Alcine. Et moi, je baiserais votre belle main avec un plus grand et savoureux plaisir. Ah ! seigneur aimable, seigneur courtois et brave, la vie se perd, se consume, et l’espérance elle-même se détruit.
  5. Mémoires de Gramont. chap. iii.