Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2646

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 122-123).

2646. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG#[1].
Auprès de vous, le 14 septembre.

Je vous demande pardon, madame, de ne vous avoir pas parlé de votre digne et aimable fils[2] ; mais ce qui est dans le cœur n’est pas toujours au bout de la plume, surtout quand on écrit vite et qu’on est malade. J’ai eu l’honneur de lui faire ma cour quand il était à Lunéville, possesseur d’une femme qu’il doit avoir bien regrettée ; mais il lui reste une mère dont il fait la consolation, et qui doit faire la sienne. Peut-être aurais-je le bonheur de vous voir tous deux avant que je quitte ce pays-ci. Avouez donc, madame, que je suis prophète de mon métier, et que je ne suis pas prophète de malheur. Non-seulement j’avais lu le Mémoire de M. de Klinglin, mais encore un autre, qui est très-secret, et vous voyez que je n’avais pas mal conclu. J’espère encore que M. de Klinglin viendra exercer ici sa préture, malgré les tribuns du peuple s’y opposent vivement. Ce serait une chose trop absurde qu’un homme perdît sa place pour avoir été déclaré innocent. Je suisbhien aise que vous admettiez une divinité : c’est ce que je tâchais de persuader à un roi qui n’y croit pas, et qui se conduit eu conséquence. Il lui arrivera malheur, mais il mourra impénitent. Je ne sais pas quand j’irai dans le voisinage de ces vignes sur les lesquelles j’ai une bonne hypothèque. Elles appartiennent au duc de Wurtemberg. Il y a des gens qui veulent me persuader que ce sera la vigne de. Naboth[3], et que mon hypothèque est le beau billet qu’a La Châtre ; mais je n’en crois rien. Le duc de Wurtemberg est un honnête homme, Dieu merci ; il n’est pas roi, et je pense qu’il croit en Dieu, quoiqu’il n’ait jamais voulu baiser la mule du pape.

Vous me donnez par le nez, madame, de l’historiographe. Vraiment, le roi m’ôta cette charge quand le roi de Prusse me prit à force, et je suis demeuré entre deux rois le cul à terre. Deux rois sont de très-mauvaises selles. Il est vrai qu’on m’a laissé ma place de gentilhomme ordinaire de la chambre ; mais j’entrerai fort peu, je crois, dans cette chambre ; j’aimerais mieux la vôtre mille fois.

Ayez donc la bonté de m’instruire de vos marches. L’accident de votre neveu[4] vous retient-il à Colmar ? Il me souvient que M. de Richelieu eut la même maladie à vingt ans. C’eût été dommage que la région de la vessie fût demeurée paralytique chez lui. Sa maladie fit place à beaucoup de vigueur, et j’en espère autant pour monsieur votre neveu. Vous vous imaginez donc, madame, que je demeure toujours dans la rue des Charpentiers ? Point du tout ; je suis à la campagne, vis-à-vis votre maison[5], où par malheur vous n’êtes point. Je dépeuple le pays de cloportes, auxquels on m’a condamné. Je vis tout seul, je ne m’en trouve pas mal. J’ai pourtant un appartement chez M. le maréchal de Coigny[6], dont je ne sais si je ferai usage. Tout ce que je sais bien sûrement, c’est que je meurs d’envie de vous voir, de causer avec vous, et de vous renouveler cent fois mes respectueux et tendres sentiments.

  1. Cette lettre, quoique imprimée dans l’édition de Kehl, fut mutilée par la censure impériale en 1812. (B.)
  2. François Walter, comte de Lutzelbourg, né en 1707, nommé maréchal-de-camp le 1er janvier 1748.
  3. Rois, III, 21.
  4. C’était un jeune fils du chef du conseil souverain de Colmar.
  5. Voltaire occupait une petite maison à peu de distance de la ville, proche la Porte des Juif, et en face du château de l’Ile Jard, appartenant à Mme de Lutzelbourg.
  6. Gouverneur de la Haute et Basse-Alsace depuis 1739.