Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2679

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 154-155).

2679. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, le 12 janvier 1754.

Grand Dieu, qui rarement fais naître parmi nous
De grâces, de vertus, cet heureux assemblage,
Quand ce chef-d’œuvre est fait, sois un peu plus jaloux
De conserver un tel ouvrage.
Fais naître en sa faveur un éternel printemps,
Étends tout au plus loin ses belles destinées,
Et raccourcis les jours des sots et des méchants
Pour ajouter à ses années.


Madame, c’est ce que je prenais la liberté de dire à Dieu quand j’ai appris que Votre Altesse sérénissime était dangereusement malade. J’étais aussi inquiet que la grande maîtresse des cœurs[2] ; mais je n’étais pas si agissant, car il y a deux mois que je ne peux sortir de ma chambre. Je suis donc votre aumônier, madame, et Votre Altesse sérénissime se fait lire mes œuvres théologiques quand elle veut s’édifier. Que n’étais-je là pour lui lire quelque plaisant poëme pendant sa convalescence ! Il me semble que j’aurais encore eu la force d’en faire deux ou trois chants pour l’amuser. Mais loin d’elle je n’ai pas le courage d’être gai ; de plus, une cinquantaine d’empereurs dont j’ai écourté les faits et gestes, est une occupation directement contraire à la joie. J’ai eu l’honneur d’envoyer à Votre Altesse sérénissime une douzaine d’exemplaires du premier tome par la voie qu’elle a eu la bonté de me faire indiquer. Je crois qu’ils arriveront peu de temps après ma lettre. Je n’ai pu en faire relier que deux ; le temps pressait. Qu’elle pardonne à l’impatience de mettre à ses pieds mon hommage ; elle distribuera à qui elle voudra ces feuilles, marques de ma respectueuse reconnaissance et de mon envie de lui plaire. Reprenez, madame, cette santé brillante que je vous ai vue. Vivez heureuse au milieu d’une famille qui vous adore, et d’une cour qui vous bénit. Je me mets aux pieds de monseigneur et de toute votre auguste famille avec le plus profond respect et le plus sincère attachement.

Comme j’allais fermer ma lettre, je recevais celle dont Votre Altesse sérénissime m’honore, en date du 5 janvier. Madame, la forêt de Thuringe est bien plus belle que les rochers de la route d’Egra ; mais il n’y a plus pour moi de verdure. Je ne vois que la chute des feuilles, et, dans l’état où je suis, il n’y a plus pour moi de mois de mai tel que j’ai eu le bonheur d’en passer un chez la descendante d’Hercule. Je prendrai la liberté de lui léguer le poëme qu’elle sait par mon testament. Je me flatte qu’elle daignera sourire quelquefois avec la grande maîtresse des cœurs en lisant ce livre de morale, et qu’elle se souviendra avec bonté de l’auteur, qui vivra et mourra en regrettant plus la Thuringe qu’aucun pays de l’univers. Je renouvelle encore à Son Altesse mon profond respect.

Il faut que je lui conte qu’un vieux baron de Lorraine, dévot comme un sot, s’est avisé de m’écrire, toutes les postes, pour me convertir. Je lui ai fait répondre que j’étais mort. Il prie Dieu à présent pour le repos de mon âme ; je ris cependant, madame, et je compte envoyer à vos pieds dans deux mois le second tome, qui vous appartient, et qui est un peu moins ennuyeux que le premier. Je ne suis à Colmar que pour cette besogne.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Mme de Buchwald.