Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2786

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 256-258).

2786. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 8 septembre.

C’est moi, mon cher ange, qui veux et qui fais tout ce que vous voulez, puisque je vous envoie, par pure obéissance, des Tartares et des Chinois dont je ne suis pas content. Il me paraît que c’est un ouvrage plus singulier qu’intéressant, et je dois craindre que la hardiesse de donner une tragédie en trois actes[1] ne soit regardée comme l’impuissance d’en faire une en cinq. D’ailleurs, quand elle aurait un peu de succès, quel avantage me procurerait-elle ? L’assiduité de mes travaux ne désarmera point ceux qui me veulent du mal. Enfin je vous obéis ; faites ce que vous croirez le plus convenable. Soyez sévère, et faites lire la pièce par des yeux encore plus sévères que les vôtres.

Vous connaissez trop le théâtre et le cœur humain pour ne pas sentir que, dans un pareil sujet, cinq actes allongeraient une action qui n’en comporte que trois. Dès qu’un homme comme notre conquérant tartare a dit : J’aime, il n’y a plus pour lui de nuances ; il y en a encore moins pour Idamé, qui ne doit pas combattre un moment ; et la situation d’un homme à qui on veut ôter sa femme a quelque chose de si avilissant pour lui qu’il ne faut pas qu’il paraisse ; sa vue ne peut faire qu’un mauvais effet. La nature de cet ouvrage est telle qu’il faut plutôt supprimer des situations et des scènes que songer à les multiplier ; je l’ai tenté, et je suis demeuré conaincu que je gâtais tout ce que je voulais étendre. C’est à vous maintenant à voir, mon cher et respectable ami, si cette nouveauté peut être hasardée, et si le temps est convenable.

Je vous remercie de Rome sauvée, dont je fais plus de cas que de mon Orphelin. Je tâcherai de dérober quelques moments à mes maladies et à mes occupations pour faire ce que vous exigez.

Vous montrerez sans doute mes trois magots à M. de Pont-de-Veyle et à M. l’abbé de Chauvelin. Vous assemblerez tous les anges. Je me fie beaucoup au goût de M. le comte de Choiseul. Si tout cet aréopage conclut à donner la pièce, je souscris à l’arrêt.

L’Histoire générale me donne toujours quelques alarmes. Le troisième volume ne pouvait révolter personne. Les objets de ce temps-là ne sont pas si délicats à traiter que ceux de la grande révolution qui s’est faite dans l’Église du temps de Léon X. Les siècles qui précédèrent Charlemagne, et dont il faut donner une idée, portent encore avec eux plus de danger, parce qu’ils sont moins connus, et que les ignorants seraient bien effarouchés d’apprendre que tant de faits, qu’on nous a débités comme certains, ne sont que des fables. Les donations de Pépin et de Charlemagne sont des chimères ; cela me parait démontré. Croiriez-vous bien que les prétendues persécutions des empereurs contre les premiers chrétiens ne sont pas plus véritables ? On nous a trompés sur tout ; et on est encore si attaché à des erreurs qui devraient être indifférentes qu’on ne pardonnera pas à qui dira la vérité, quelque circonspection et quelque modestie qu’il emploie.

Les deux premiers volumes, qu’on a si indignement tronqués et falsifiés, ne devraient m’être attribués par personne ; ce n’est pas là mon ouvrage. Cependant, si on a eu la cruauté de me condamner sur un ouvrage qui n’est pas le mien, que ne fera-t-on pas quand je m’exposerai moi-même !

Puisque je suis en train de vous parler de mes craintes, je vous dirai que notre Jeanne me fait plus de peine que Léon X et Luther, et que toutes les querelles du sacerdoce et de l’empire. Il n’y a que trop de copies de cette dangereuse plaisanterie. Je sais, à n’en pas douter, qu’il y en a à Paris et à Vienne, sans compter Berlin. C’est une bombe qui crèvera tôt ou tard pour m’écraser, et des tragédies ne me sauveront pas. Je vivrai et je mourrai la victime de mes travaux, mais toujours consolé par votre inébranlable amitié. Mme  Denis est bien sensible à votre souvenir ; elle partage en paix ma solitude, et m’aide à supporter mes maux. Nous présentons tous deux nos respects à Mme  d’Argental. J’envoie, sous l’enveloppe de M. de Chauvelin, le paquet tartare et chinois.

Non, mon cher ange, non. Je viens de relire la pièce. Il me paraît qu’on peut faire des applications dangereuses ; vous connaissez le sujet, et vous connaissez la nation. Il n’est pas douteux que la conduite d’Idamé ne fût regardée comme la condamnation d’une personne[2] qui n’est point Chinoise. L’ouvrage, ayant passé par vos mains, vous ferait tort ainsi qu’à moi. Je suis vivement frappé de cette idée. L’application que je crains est si aisée à faire que je n’oserais même envoyer l’ouvrage à la personne qui pourrait être l’objet de cette application. Je vais tâcher de supprimer quelques vers dont on pourrait tirer des interprétations malignes, ensuite je vous l’enverrai. Mais, encore une fois, la crainte des allusions, le désagrément de paraître lutter contre Crébillon[3], la stérilité des trois actes, voilà bien des raisons pour ne rien hasarder. J’attends vos ordres, et je m’y conformerai toute ma vie, mon cher ange.

  1. L’Orphelin n’était alors qu’en trois actes : voyez la lettre 2783
  2. Mme  de Pompadour.
  3. Voyez la lettre du 6 octobre.