Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2890

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 354-355).

2890. — DE LOUIS-EUGÈNE,
prince de wurtemberg[1].
À Paris, le 28 Février.

Nous sommes deux à vous écrire cette lettre : l’un est un abbé qui écrit sur la musique, non pas en musicien, mais en philosophe, grand admirateur de M. de Voltaire, et qui réunit l’âme de Socrate et l’esprit de Pythagore ; et l’autre, enfin, est un jeune Suève que vous avez grondé quelquefois, et qui n’a d’autre mérite que celui d’aimer beaucoup vous et la vérité, et un peu la gloire. Notre lettre sera remplie de questions. Nous voulons jouir de cet esprit philosophique qui voit, qui comprend, qui saisit, qui éclaire tous les sujets sur lesquels il se répand.

D’abord ce même abbé, qui peut dire la messe et qui ne la dit pas, qui adore vos ouvrages, quoiqu’ils renversent des préjugés, qui ne va point à vos tragédies, parce que les trop grandes émanations l’incommodent, voudrait savoir de vous, monsieur (vous voyez bien que je ne fais qu’écrire ce que l’on me dicte, car j’aurais dit : Mon cher maître), si M. de Montesquieu, qui avait de la probité, ne renvoyait point en secret à nombre d’auteurs, qui assurément ne vous sont pas inconnus, une bonne partie de l’estime que le public lui a accordée.

pour moi, sans consulter. Montesquieu, je serais bien aise de savoir de vous quelle doit être la philosophie des princes.

L’abbé, car je ne sais quel démon l’a mis aux trousses de M. de Montesquieu, vous demande si le président a imaginé avant que de penser, ou s’il a pensé avant que d’imaginer.

Et moi, je vous demande si un prince qui gouverne despotiquement peut ne pas craindre le diable ; et si les loups bleus font plus de mal que les ours noirs[2], qui travaillent sans relâche à rappeler la barbarie, que les arts et les sciences repoussent avec peine. À propos d’ours, l’archevêque[3] est exilé.

Autre question de l’abbé, qui s’imagine que la mère[4] babillarde du marquis, dans votre comédie de Nanine, est la parodie du babillard Polidore de la Mérope du marquis Maffei.

Pour moi, qui aime fort à rendre justice aux héros, je vous prie de me dire s’il vaut mieux sacrifier le tout à une de ses parties, ou n’avoir pas leurs cinquante mille hommes, et faire le bonheur de son peuple.

L’abbé et moi nous voulons bien vous épargner un millier de questions que nous avions encore à vous faire, pour nous livrer tout entiers à l’enthousiasme dont vous nous avez remplis.

Maintenant que mon second ne s’en mêle plus, je vous prie de me dire s’il est vrai qu’on imprime la Pucelle. Ce serait le comble de la perfidie, et vraisemblablement vous sauriez à qui vous en prendre. Je ne le crois pas. Le trait serait trop noir. J’aime toujours mon maître, car il est impossible de ne le pas aimer.

C’est avec ces sentiments que je serai toujours votre très-humble et très-dévoué serviteur,

Louis-Eugène, duc de Wurtemberg.

  1. Le prince de Wurtemberg, dont les lettres sont signées tantôt Louis et tantôt Louis-Eugène, est le même personnage ; mais nos prédécesseurs en ont fait deux. Louis-Eugène, né le 5 janvier 1731, ne succéda qu’en 1793 à son frère Charles-Eugène, cité par Voltaire, dans la lettre 2646, comme n’ayant pas voulu baiser la mule du pape. (Cl.)
  2. Ces expressions de loups bleus et d’ours noirs désignent les soldats et les prêtres. (B.)
  3. Christophe de Beaumont ; voyez tome XV, page 383.
  4. La marquise d’Olban.